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DIDEROT.


jours avec une seule pensée dominante qu’on s’applique à deviner et à connaître dans toutes ses beautés cachées, cette monogamie intellectuelle est contraire à sa nature ; il faut à ce sultan un harem d’idées où il butine joyeusement au gré de ses caprices. Mais le sultan n’a jamais de toutes ces formes effleurées que le corps, dans une jouissance passagère et incomplète : l’époux, l’amant exclusif et jaloux, pénètre seul jusqu’à l’âme.

Soit, disent ses dévots qui travaillent depuis cinquante ans à détrôner le roi Voltaire à son profit, soit, il a dispersé et trop souvent gâché les trésors de la nature la plus riche et la plus féconde ; mais, avec ces lacunes, ces manques de logique et ces vulgarités, il ne reste pas moins l’homme de génie de son siècle. Homme de génie, est-ce bien sûr ? Et la vraie formule ne serait-elle pas plutôt dans ce jugement qu’il attribue à Grimm, à propos de l’un de ses bustes, mais dont la vive et pressante expression est certainement de sa manière : « J’ai l’air d’un homme que le génie va saisir » ?

Le génie, en effet, n’est pas en Diderot comme il est en Shakespeare ou en Gœthe ; il plane seulement au-dessus de l’inépuisable polygraphe pour fondre sur lui à l’improviste et l’emporter pendant quelques instants à des hauteurs où nul, sans doute, de ses contemporains ne s’est élevé, mais d’où il descendra aussi vite qu’il y est monté pour retomber sur terre, étourdi comme d’une chute, et plonger parfois d’autant plus profondément dans la boue. Rien de plus