Page:Reinach - Diderot, 1894.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
DENIS DIDEROT.


plus impérieux qu’une maîtresse, c’est de vous épargner quelques instants que vous emploierez mieux, dussiez-vous les passer au milieu de vos canards et de vos dindons. » Tout en convenant qu’il y a dans la dissipation qu’il fait de son temps quelque principe vicieux, il ne sait même pas le défendre contre les indifférents et n’a refusé de sa vie, pas plus qu’un morceau de pain à un indigent, une préface à un libraire, une épître dédicatoire à un musicien, une leçon de métaphysique à une princesse allemande et un Avis au public à un inventeur de pommade.

À se livrer ainsi en pâture à tous, à jeter ses idées, à peine écloses, aux quatre coins de l’horizon, les heures fuient, rapides et légères. Mais la vie s’écoule aussi sans que l’homme, rassemblant ses forces, ayant pris la pleine possession de son propre esprit, ait produit et mûri ce quelque chose d’immortel qu’il avait en soi et qu’il dépense en monnaie. Diderot a cinquante-quatre ans quand il écrit : « Je me couche tard, je me lève matin, je travaille comme si je n’avais rien fait de ma vie, que je n’eusse que vingt-cinq ans et la dot de ma fille à gagner. » Mais, presque le même jour, cet aveu lui échappe : « Jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé. » Avec Diderot, il faut toujours baisser de deux ou trois tons ses formules de blâme ou ses épithètes laudatives, soit qu’il parle des autres, soit qu’il dise de lui-même : « J’ai écrit hier une lettre vraiment sublime ! » ou qu’après l’Encyclopédie il s’accuse de n’avoir encore que « baguenaudé ». L’inquiétude