Page:Reinach - Diderot, 1894.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
DIDEROT.


essentiellement variable, ne varierait-elle pas sans cesse avec elle ? Qu’est-ce enfin que l’utile sinon la prédominance des intérêts les plus considérables et les plus forts sur les autres, quand bien même ceux-ci représenteraient la justice et le droit ?

Après avoir développé son sophisme utilitaire, Diderot finit d’ailleurs par s’apercevoir lui-même du danger de son système. Tant que le conflit n’est qu’entre l’utile et la pudeur, on entend bien qu’il n’hésite pas beaucoup. Refaisant à sa manière le joli conte de Cosi-Santa : « Une femme, écrit-il à Mlle Volland, sollicite un emploi très considérable pour son mari ; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, pas de fortune, un amant, un mari ; on ne lui demande qu’une nuit. Refusera-t-elle un quart d’heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l’aisance pour son mari, l’éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle ? Qu’est-ce que le motif qui l’a fait manquer à son mari en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant ? » Après avoir accompagné de quelques lourdes gravelures l’exposé de ce cas de conscience, on devine sans peine quel sera le conseil de Diderot. Mais quoi ! si le conflit s’élargit, s’il s’agit de choisir entre l’utile et telle autre mauvaise action, trahison, mensonge ou lâcheté, de quel côté penchera la balance du philosophe ? « C’est à la volonté générale, répond-il, que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père,