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DIDEROT.


vit déjà, en plein, comme dans son atmosphère. Ayant tourné le dos à Descartes, il dépasse Newton et tend la main à Darwin. Dès lors, comme tous ceux qui sentent fortement, il communique son mouvement à tout ce qui l’entoure, et entraîne les plus rebelles dans la danse de son cerveau. C’est le plus magnifique éveilleur d’idées qui ait existé. « Quatre lignes de cet homme, écrit Mme d’Épinay, me font plus rêver et m’occupent davantage qu’un ouvrage complet de nos prétendus beaux esprits. » Et c’est à son propos que Gœthe disait : « La plus haute fonction de l’esprit est d’évoquer l’esprit. » Il a aimé la vérité comme le voulait Platon, « avec son âme tout entière ». Quand les plus courageux quittent l’Encyclopédie, il reste à son poste, dévorant les injures et les humiliations, les plus cruelles qui puissent atteindre un homme de pensée, celles qui mutilent sa pensée. L’inutilité de l’effort, qui est toute la sagesse des religions méditatives ou des philosophies sceptiques, est la seule notion qui n’ait point effleuré son vivant esprit. Cet incrédule est plein de foi : il croit au progrès vainqueur de l’humanité et il est plein de pitié pour l’homme. Ses contemporains, les meilleurs, ne sont bons que par raisonnement ; ils sont, sous leur vernis, secs et durs. Chez lui, le « lait de l’humaine tendresse » coule d’abondance. Assurément il finira par se griser, comme de toutes choses, de cette sensibilité qui tourne à la sensiblerie ; mais la source même en est délicieuse. Il dit à d’Holbach qui, veuf de sa pre-