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ROMANS ET SATIRES.


ainsi dire, l’interview du plus illustre des bohèmes par le plus grand des journalistes. Mais, cela posé, c’est aussi une satire, la plus redoutable qui ait frappé en pleine poitrine les ennemis de l’Encyclopédie et un modèle incomparable du genre. À travers le mouvement endiablé qui emporte le dialogue, Diderot trouve moyen de cribler de flèches la meule à gage des Palissot et des Fréron, comme un cavalier scythe ou tartare, qui se retourne sur un cheval au triple galop pour vider son carquois contre les ennemis qui le poursuivent. Rameau est tout ce que l’on voudra et tout ce qu’il avoue être lui-même en étalant ses turpitudes, « un fainéant, un gourmand, un lâche, un être très abject et très méprisable », un Yahou de Swift qui a découvert que, « s’il importe d’être sublime en quelques genres, c’est surtout en mal » ; mais ce produit monstrueux d’une société pourrie, s’il a profité de tous ses vices, n’en a pas du moins l’hypocrisie, et, « pour cela que le mépris de soi lui est insupportable », il en dénonce les vilenies. Depuis le roi de France à qui « un petit chignon et un petit nez » font faire toutes les sottises, jusqu’au dernier faquin qui débauche des filles pour un grand seigneur, depuis les fermiers généraux et autres « brigands opulents » qui entretiennent des cabales pour « déchirer les honnêtes gens », jusqu’aux drôles de lettres « dont les bassesses ne peuvent même pas s’excuser par le borborygme d’un estomac qui souffre », du grand criminel « dont l’atrocité fait frémir » au petit filou