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nœuvre, naguère si brillant et si animé, était maintenant désert. Le gazon, d’ordinaire, si uni, y poussait de place en place des touffes épaisses et jaunes. Les petites corbeilles de fleurs dont il était bordé étaient desséchées et couvertes de feuilles mortes. Les casernes elles-mêmes avaient un aspect poussiéreux et morne. Nulle part on n’apercevait une sentinelle, si ce n’est à l’entrée du corps de garde et devant la porte du quartier-maître. Tout le fort avait un air d’abandon et de négligence.

Miss Dashwood, attristée par ce spectacle et sans doute aussi par les gémissements plaintifs du vent dans la cheminée, n’avait pas la force de dire un mot. Elle était à peine convalescente et ne se levait que depuis deux ou trois jours. Tout à coup mistress Saint-Aure l’entendit pousser un gros soupir, et, levant les yeux sur elle, elle vit la pauvre enfant tout en larmes.

Elle eut bientôt fait de laisser tomber sa laine et ses aiguilles, de jeter ses bras autour du cou de la petite malade et de lui prodiguer des caresses toutes maternelles.

« Allons, ma chérie, disait-elle, ce n’est pas raisonnable. Il ne faut pas pleurer de la sorte… cela n’a jamais servi à rien. »

Et, tout en parlant ainsi, elle commença, elle aussi, de mêler ses larmes à celles de Nettie.

« Oh ! disait la petite malade en sanglotant, c’est si affreux cette attente sans fin !… sans une ombre de nouvelles !… Je ne puis pas me décider à croire qu’il soit mort !… je ne le puis pas !… Et pourtant ! »

Mistress Saint-Aure, essuyant ses yeux, commença de raisonner de son mieux la fillette. Les nouvelles ne pouvaient pas tarder longtemps encore. Sans nul doute, la colonne serait bientôt de retour, car elle ne se laisserait sûrement pas surprendre par l’hiver dans la plaine.

« Et vous croyez, chère mistress Saint-Aure, qu’il pourrait bien être avec les autres ?

— Sans doute… En somme, il n’y pas a eu de nouvelles positives de sa mort. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il s’est engagé dans une expédition hasardeuse… Mon mari en a fait autant deux ou trois fois dans sa vie, et vous voyez bien qu’on en revient.

— Comme je suis égoïste ! s’écria la jeune fille. Comme c’est mal à moi de vous ennuyer de mes chagrins, vous qui avez déjà tant d’inquiétudes, chère mistress Saint-Aure !… Pardonnez-moi. Je ferai mon possible pour être plus sage… Quel embarras je vous donne, mon Dieu !…

— Mais non, ma chère enfant, vous ne me donnez aucun embarras. Au contraire, je puis vous assurer que j’aurais senti bien plus douloureusement encore mon isolement, si je n’avais pas été occupée de vous… Ah ! Nettie, vous ne pouvez savoir ce que c’est que d’être la femme d’un soldat, et de passer des semaines et des mois à le savoir en péril, à espérer et à craindre des nouvelles, à attendre l’arrivée du courrier et à ne pas oser ouvrir ses lettres.

— Chère mistress Saint-Aure, reprit Nettie en élevant jusqu’à ses lèvres la main de la jeune femme, pardonnez-moi mon enfantillage. Je viens d’être malade, voyez-vous, et il ne faut pas m’en vouloir si je me laisse aller à pleurer ainsi…

— Allons ! c’est fini, ne parlons plus de tout cela, fit mistress Saint-Aure en se levant et en faisant un effort pour paraître gaie. Nous sommes folles toutes deux, Nettie, et nous nous tourmentons sans sujet. »

En parlant, elle s’était machinalement approchée de la fenêtre et jetait un regard distrait dans la cour du fort. « Tiens ! dit-elle tout à coup, que nous veut donc mistress Peyton ? La voici qui vient en courant, et les cheveux tout en désordre, sans chapeau… il faut qu’il soit arrivé quelque chose… »

Elle alla vers la porte et l’ouvrit. Presque au même instant on entendit la voix de mistress Peyton dans l’escalier.

« Elsie, ma chère !… ils arrivent !… Les voilà ! » criait-elle.

Et la jeune femme, hors d’haleine, fit irruption dans l’appartement.

« Voyez donc, » dit-elle en allant vers la fenêtre et montrant la prairie par delà le grand terrain de manœuvre.

Mistress Saint-Aure regarda avec attention et aperçut deux formes allongées, comme des petits chevaux de course allant ventre à terre, qui se rapprochaient du fort.

Du premier coup d’œil, elle avait reconnu les deux grands lévriers de son mari, partis avec lui, et maintenant de retour. Un cri joyeux s’échappa de ses lèvres.

« Des nouvelles !… des nouvelles !… dit-elle à Nettie en se jetant à son cou.

— Des nouvelles ?… Comment ?… demanda la pauvre fille sans comprendre.