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Mais, ne pouvant tabler que sur des conjectures, il n’osait prendre sur lui de commander une marche à l’aventure, des troupes confiées à ses ordres, dans l’immensité du désert.

C’est ce qu’il expliquait, un matin, à don Juliano Romero, un riche haciendero des environs d’Arispe, le propre frère de la señora Villanneva, très troublé par l’absence de nouvelles, et qui venait se renseigner près du chef de la garnison d’Arispe.

« Ah ! c’est vous, don Juliano, s’écria le colonel Requeñes, quand le riche haciendero eut été annoncé et introduit par son aide de camp. Bien que l’on ne vous voie pas souvent ici, señor, je n’ose dire : quel bon vent vous conduit aujourd’hui à Arispe, car je devine la cause de votre présence.

— En effet, colonel, dit don Juliano, et je ne vous cache pas que le sort de mon beau-frère me tourmente plus que je ne saurais le dire. Il a dû lui arriver malheur ; pour moi, cela ne fait plus de doute ; et chaque jour qui s’écoule augmente mon angoisse. À la date où nous sommes, j’aimerais mieux, je vous jure, être instruit même d’une catastrophe, à laquelle on essayerait du moins de remédier, que d’en être réduit aux suppositions. Et vous, savez-vous quelque chose ? Si oui, je vous en supplie, parlez vite.

— Je n’en sais pas plus que vous, répondit le colonel Requeñes, et aujourd’hui je commence à désespérer. Depuis quelques jours, je me suis imaginé tous les obstacles qu’Estevan et ses hommes avaient pu rencontrer sur leur route : je me suis dit que la faim, la soif, la maladie peut-être, avaient pu les retarder dans leur expédition en les contraignant de se détourner de leur but, pour trouver de l’eau et des vivres. Mais, ces obstacles-là, on en a raison avec de l’énergie et la connaissance du désert, comme la possède le gambusino Pedro Vicente. Vous êtes un homme, n’est-ce pas, Juliano ? Eh bien, laissez-moi vous dire que je crains autre chose qui serait pire que tout cela.

— Quoi donc ?

— Les Indiens, dit le colonel Requeñes.

— Les Indiens ! riposta don Juliano ; on peut les rencontrer certainement par bandes, dans la Sonora, mais ce n’est pas une raison pour qu’ils attaquent une caravane nombreuse et bien armée.

— C’est ce qui vous trompe, mon ami ; une grande effervescence règne dans les tribus des Apaches, depuis ce barbare et impolitique massacre commandé par le capitaine Gil Perez ; et les Indiens qui, jadis, se contentaient de battre l’estrade par petites troupes, aujourd’hui marchent par nombreuses compagnies, sans autre mot d’ordre que la vengeance. Je ne dis pas que don Estevan et les siens soient tombés entre leurs mains, mais je soupçonne qu’ils sont traqués, assiégés peut-être, et que, réduits à la dernière extrémité, ils auront fini ou finiront par se rendre.

— Pensez-vous sérieusement ce que vous me dites là, colonel, reprit don Juliano au comble de l’inquiétude. Ma sœur, ma nièce, au pouvoir de ces impitoyables bandits !…

— Tout n’est peut-être pas perdu, señor, dit le colonel Requenes. Je connais Villanneva, et je sais que, même surpris, il saura se défendre. Si je n’avais écouté que moi-même, il y a beaux jours déjà que je me serais lancé dans le désert. Mais, je vous le demande, ai-je le droit de découvrir Arispe et de disposer des troupes du gouvernement pour aller, au loin, porter secours à un intérêt particulier, sans même savoir si cet intérêt est en péril, et sur quel point au juste on pourrait l’aller défendre ?…

— L’entreprise d’Estevan, répondit don Juliano, a une importance exceptionnelle, et par son but, qui peut faire la fortune du pays, et par le nombre et la qualité des intérêts qu’elle représente. Vous n’aurez pas besoin, colonel, de laisser Arispe sans défense ; mes peones sont à vous, armés et montés. Toutes mes dispositions sont prises, et je puis vous les amener aujourd’hui même.

— Quand on donne à une troupe l’ordre de se mettre en marche, señor, répondit le colonel, il faut savoir où la diriger. Je n’ignore que cela, mais je l’ignore. Vous le savez, Estevan lui-même, en partant, était loin de connaître exactement le lieu précis où le gambusino devait le conduire. Il n’était pas facile à celui-ci de le lui faire connaître verbalement ; la carte de la Sonora est encore à faire. Il ne s’agit pas de le chercher à droite s’il est à gauche. La Sonora, c’est presque l’infini, et je ne sais rien par mes éclaireurs. Pour moi, il ne fait pas de doute qu’Estevan de Villanneva et les siens sont bloqués par les Indiens. Mais où ? Dites-le-moi, señor, et aussitôt je fais sonner le boute-selle, bien