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là, sur le plateau. Chacun des assiégés s’y livrait à une foule de conjectures.

On avait la quasi-certitude qu’Henry Tresillian avait pu s’échapper, mais cette certitude n’était pas encore entière.

Il était bien parti : arriverait-il avec un égal bonheur à Arispe ?

Voilà ce que l’on se demandait sur le plateau, avec l’acharnement que, dans la crainte d’une déception, des hommes dont la position est presque désespérée mettent parfois à voir tout en noir.

L’alternative de capture ou de délivrance était également discutée parmi les chefs.

Don Estevan était un peu troublé, malgré lui, par les larmes de Gertrudès, qui avait usé tout son courage avant le départ d’Henry.

Robert Tresillian faisait des efforts extraordinaires pour paraître calme, mais le père était encore, sous ces dehors impassibles, en proie à de terribles angoisses.

Seul, le gambusino faisait entendre le langage de la raison.

« Señores, disait-il, nous sommes fondés à avoir plus d’espoir que jamais. Don Henry court vers Arispe, il ne trouvera point sur son chemin les sauvages qui se sont dirigés vers le fleuve Horcasitas. Par conséquent, il n’a rien à craindre des hommes. La faim ? la soif ? N’a-t-il point ce qu’il lui faut de vivres et d’eau pour cinq journées ! Donc, arrivé à Arispe, il verra le colonel Requenes. En sept jours, le colonel, à la tête de son régiment, doit arriver jusqu’ici. C’est donc douze jours de patience qu’il nous faut. De plus, ajouta-t-il en s’adressant plus particulièrement à Robert Tresillian, nous n’avons pas entendu le moindre bruit qui puisse nous alarmer, et les Coyoteros, vous le savez, ne sont pas hommes à faire des prisonniers sans pousser leurs sinistres hurlements. Je l’affirme, toutes les probabilités sont pour nous.

— Ainsi vous croyez qu’Henry est sauvé ? murmura Gertrudès.

— Señorita, répondit le gambusino, non seulement je le crois, mais j’en jurerais. »

Les hommes éprouvés par le sort ne sont jamais à court d’objections. En supposant Henry arrivé à Arispe, sain et sauf, qui pouvait répondre du succès de sa mission ?

Le colonel Requenes pouvait être absent d’Arispe, et, qui sait ? il n’était pas impossible qu’instruit des projets des Indiens sur les établissements de l’Horcasitas, il ne fût, à cette heure même, en campagne pour déjouer leurs projets.

« Et quand cela serait ? ripostait le gambusino, qui avait réponse à tout, est-ce qu’on laisse tout à fait sans garnison une ville située sur les confins du désert ? Je sais bien qu’à notre départ, on parlait à Arispe, d’une révolte d’indiens Yaquis, du côté de Guaymas. Et après ? En supposant que le colonel Requenes se soit mis en campagne contre eux, il reste les habitants d’Arispe et les peones des haciendas des environs. Est-ce que je n’ai pas entendu dire à don Romero que le frère de la señora Villanneva peut armer trois cents peones et se défendre lui-même, dans son hacienda, en cas d’agression des Indiens ?

— Rien n’est plus vrai, Pedro Vicente, mais les peones ne sont pas des soldats.

— Que dites-vous là ? reprit le gambusino. Eh bien, supposez tout ce que vous voudrez de pire, et, à votre point de vue, c’est l’éloignement du colonel et de ses lanciers de Zacatecas ; pour moi, il est incontestable que don Romero, à la tête de ses peones, se jettera dans le llano, et c’est alors que nous-mêmes nous compterons pour quelque chose, puisque nous serons secourus par de solides cavaliers, au moins aussi bien montés que les Apaches. Ce moment arrivé, don Estevan, vous ne me verrez pas, je vous jure, refuser de descendre et d’essayer, pour ma part, de découdre autant de ces bandits qu’il me restera à utiliser de charges de poudre. »

Il était impossible de ne pas se sentir réconforté par une telle confiance, alors surtout que l’homme qui l’exprimait ainsi s’était montré si prudent et si sensé jusqu’alors.

Mais à mesure que le temps passait, les encouragements donnés par Pedro Vicente perdaient peu à peu de leur valeur, et le doute revenait, s’imposait à des hommes dont la faim commençait à diminuer non le courage, mais l’énergie et la force morale.

Alors, dans ces moments, les restrictions naissaient d’elles-mêmes. Si Henry Tresillian avait échoué dans sa mission, ou bien si, pour une cause ou pour une autre, les secours n’arrivaient pas le douzième jour qui suivrait son évasion, il n’y aurait plus rien à manger sur le plateau, et, dès maintenant, il fallait, suivant l’énergique expression des mineurs, mâcher des pierres, pour tromper les tiraillements de l’estomac.