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s’arrêta net, arc-bouté sur ses jambes nerveuses et fines, et la tête penchée sur le vide.

Soudain, les jambes de devant repliées, avec la rapidité de l’éclair, il s’élança et disparut aux yeux ébahis des chasseurs.

Quel saut !

Évidemment, la bête affolée s’était inconsciemment lancée dans l’abîme, et, à l’instant, elle devait être morte, écrasée, disloquée, les os rompus et la chair pantelante, au bas des rochers.

Ce fut avec un singulier sentiment mêlé de déception et de curiosité, que les chasseurs s’approchèrent du bord du plateau.

Le gambusino courait en avant de toute la vitesse de ses jambes.

Pour lui, il voyait, dans cet accident, un problème à résoudre. La halte du carnero à l’extrême bord du précipice lui donnait à penser, et beaucoup. La bête, avant de s’élancer, avait réfléchi. Elle avait certainement agi avec méthode. Un animal affolé peut, sous le coup de la terreur, se jeter dans l’abîme, mais sans s’arrêter, sans se donner le temps de voir où il s’élance. Celui-ci, au contraire, avait hésité, malgré les balles qui sifflaient à ses oreilles, et avait pris son élan, en bête qui calcule la hauteur et la portée du bond.

Arrivé au bord du plateau, le gambusino s’étendit à plat ventre et regarda. Les chasseurs, arrivant les uns après les autres, l’imitèrent. Sur les rochers qui formaient la paroi de la Montagne-Perdue, rien ! En bas, rien ; à moins que le cadavre du carnero ne fût dissimulé parles broussailles. Mais non ! on aurait au moins vu des traces de sang sur la pierre.

Tout à coup, Pedro, portant ses regards sur la plaine, ne put retenir un cri, se redressa d’un bond et tendit les bras en avant, vers l’horizon.

Tous suivirent ce geste indicateur et virent le carnero qui fuyait au loin, avec la vitesse d’une flèche.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Était-il possible qu’une bête de chair et d’os détalât ainsi après une pareille chute, un saut de cinq cents pieds ?

Quant au gambusino, son visage était radieux. Une idée venait de surgir dans son cerveau, toujours en quête de moyens de délivrance.

Mais pensant qu’une déception nouvelle pourrait avoir d’irrémédiables conséquences, il laissa s’éloigner ses compagnons stupéfaits, ou plutôt fit semblant de les suivre ; mais quand il crut pouvoir revenir sur ses pas, sans être vu, il s’approcha du bord, examina avec une attention extrême la paroi de la Montagne-Perdue, arpenta la crête du rocher, dans toute sa hauteur et dans toute sa largeur, se coucha encore à plat ventre, la tête au-dessus du vide, étudiant les moindres aspérités et jusqu’au creux des rochers ; puis, après cette inspection attentive et prolongée, il reprit le chemin du bivouac, la joie dans le regard, et murmurant :

« Allons ! nous ne sommes peut-être pas encore tout à fait perdus. »

Il s’était rendu compte du saut du carnero.

Quand il arriva au bivouac, la nuit était tombée, et sa surprise fut extrême d’entendre, en approchant de la tente de don Estevan, les éclats d’une discussion assez vive.

Le gambusino pénétra, et fut invité, comme d’habitude, à prendre part au conseil.

En ce moment, Henry Tresillian parlait, déclarant que se tenir ainsi immobile sur le plateau était pire que la mort, surtout quand on avait pour exemple la fin de deux compagnons qui, avant de succomber sous le nombre, avaient tué quinze hommes.

L’entrée de Pedro Vicente, sans jeter un froid, imposa cependant une certaine contrainte. Chacun le savait ennemi prononcé de pareilles tentatives.

Il posa dans un coin de la tente sa carabine, vint prendre sa place accoutumée, écouta respectueusement le résumé que lui fit Estevan de la conversation qui venait d’avoir lieu, puis appelé à donner son avis :

« Tout cela est très bien, señores, dit-il, mais, pour le moment, je crois avoir mieux à vous offrir.

— Expliquez-vous, s’écria-t-on. Parlez, mais parlez donc ! Que nous apportez-vous ? »

Tous les regards, ceux de don Estevan lui-même et de Robert Tresillian, étaient rivés sur-le visage du gambusino, qui, avec simplicité, répondit en scandant ses paroles :

« Peut-être le salut.

— Seriez-vous homme à faire des miracles, señor gambusino ? Soit, dites-nous votre moyen, dit l’ingénieur.

— L’idée en est si simple, répondit Pedro Vicente, que je ne comprends que nous n’y ayons point songé plus tôt. Puisque ces co-