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Le gambusino, dans cette circonstance, prêtait au chef le concours de son énergie communicative.

« Señor, lui disait-il en lui faisant remarquer que, dans le bivouac, c’était à qui se raconterait les différentes péripéties du supplice récent, il n’y a qu’une chose à faire, pour le moment, c’est d’affirmer nettement à tous ces hommes qu’ils ne mourront point de cette mort épouvantable.

— Et que feriez-vous, Pedro, pour les en convaincre ?

— Ce que je ferais, señor ? Je les réunirais au plus tôt, et je leur déclarerais que, l’heure venue, nous trouverons le moyen de mourir tous ensemble, sans abandonner une seule de nos têtes au couteau à scalper de ces chiens d’indiens. »

Don Estevan regarda le gambusino d’un air étonné. Que prétendait-il donc ?

« Je ne suis pas aussi fou que vous semblez le croire, señor, reprit le gambusino ; un navire n’est jamais à la merci du vainqueur, tant qu’il y a de la poudre dans les soutes. Une fois à bout d’espoir, le commandant donne l’ordre de mettre le feu à la mèche et de faire sauter le vaisseau.

— Sommes-nous sur un vaisseau ? demanda don Estevan.

— C’est tout comme, senor. La poudre ne vous manquera pas. Au dernier moment, si nous n’avons pas découvert, d’ici là, un nouveau moyen de diriger un messager sur Arispe, rien ne sera plus facile que de miner le parapet du ravin et l’entrée du plateau. Le terrain bien préparé, il ne s’agira plus que d’y amener l’ennemi. Nous pouvons y arriver au moyen d’une sortie dont le seul but serait de nous faire suivre, en fuyant, en reculant, en remontant peu à peu le ravin, par les Apaches. Une fois sur le plateau, nous les ferons sauter avec nous. À tout prix, señor, il faut effacer l’impression produite par le supplice de nos pauvres camarades.

Cette perspective, suscitée par le gambusino, de mourir en ensevelissant l’ennemi dans ce qu’il aurait cru être son triomphe, releva les courages abattus.

On se retrempait dans cette idée que la vie des femmes et des enfants ne serait plus à la merci des sauvages, et que, la dernière heure venue, on s’en irait tous ensemble, et, pour ainsi dire, la main dans la main, sur un lit de cadavres de Coyoteros.

En homme habile, don Estevan jugea qu’il fallait profiter aussitôt de ces bonnes dispositions et en tirer tout le parti possible, et il exposa que la situation n’était pas encore désespérée, que les ressources de la Montagne-Perdue n’étaient peut-être pas aussi épuisées qu’on l’avait cru, et qu’en faisan t une battue générale on trouverait nécessairement quelque gibier, et, par suite, du temps pour prolonger la résistance.

Cette battue fut fixée au lendemain, dès le lever du soleil.

La certitude d’échapper à la fureur des Coyoteros avait ramené, parmi les assiégés, une sorte de gaieté. On se fait à l’idée de la mort, comme à toute autre idée, et celle-ci une fois admise, on fit le possible pour n’y plus penser.

Le lendemain, au point du jour, on se mit en marche, à l’exception des hommes nécessaires à la garde du ravin, et la chasse commença.

Ainsi que l’avait prévu don Estevan, elle ne fut pas infructueuse. On abattit du gibier, en partie peu délicat, jusqu’à des loups et des coyotes ; mais on n’en était plus à se montrer difficile.

À peu près vers le milieu de la journée, don Estevan, les deux Tresillian, l’ingénieur et le gambusino marchant en tête, un bruit tout à fait insolite agita le fourré, et l’on vit détaler, à toute vitesse, un magnifique carnero.

Quelle aubaine, s’il était possible de l’abattre ! C’était, sans doute, le dernier représentant de ce troupeau que Pedro Vicente et Henry Tresillian avaient rencontré, dès le commencement du siège, et qui avait été, au jour le jour, d’une si grande ressource aux assiégés.

En tout cas, c’était une pièce exceptionnelle, un jeune et robuste mâle, aux formes élancées, aux muscles bien fournis, aux cornes longues et recourbées, et qui ne pouvait échapper aux chasseurs, car il courait en droite ligne vers l’extrémité du plateau, du côté opposé au camp des Indiens, c’est-à-dire vers le vide.

Une fois là, on aurait raison de lui, ne fut-ce qu’en le cernant.

Les chasseurs, excités par le vif désir de se rendre maîtres de cette proie, n’eurent même pas la patience d’attendre. Cinq ou six coups de fusil retentirent, mais sans atteindre le carnero qui, arrivé au bord du précipice,