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ne saurions rêver de temps plus propice. Par une telle nuit, il paraît possible de passer. Que Dieu vous protège, mes amis, et vous dirige. »

Les deux hommes, sans autre émotion que celle des adieux, et après avoir distribué quelques accolades dans la foule qui les entourait, se déclarèrent prêts à pénétrer dans le ravin.

Chacun d’eux portait, en bandoulière, un sac de vivres, une gourde pleine d’eau mêlée d’une certaine quantité d’eau-de-vie ; dans la ceinture, un revolver et un machete. Ils n’avaient pas voulu d’autres armes. Ce qu’il leur fallait, c’était la liberté des mouvements.

Sans bruit, ils escaladèrent le talus et se glissèrent dans le brouillard.

Les assiégés, penchés sur le parapet, s’efforçaient de les suivre des yeux, et s’ils ne les accompagnaient point de souhaits bruyants, c’est que don Estevan avait commandé le plus strict silence.

Rien ne troublait le calme de cette nuit épaisse.

Anguez et Barral marchèrent avec tant de précaution que, le long du ravin, étudié par eux avec soin, ils ne remuèrent pas la moindre pierre sous leurs pas.

Depuis qu’ils étaient emprisonnés sur la Montagne-Perdue, les assiégés avaient traversé bien des nuits calmes ; jusqu’alors ils n’en avaient pas connu de plus solennelle.

Dans la personne de leurs deux camarades, c’était l’espoir de leur délivrance qui s’enfonçait dans les ténèbres.

Depuis un quart d’heure déjà, Anguez et Barral avaient disparu.

Quel bonheur et quel espoir, si, au matin, lorsque le soleil se lèverait, on n’avait entendu, du bas de la montagne, ni un cri d’appel, ni la moindre clameur d’angoisse !

Une heure s’écoula sans que rien vînt troubler le silence nocturne.

Don Estevan, la main dans la main de Robert Tresillian, le cœur plein d’émotion, peut-être même d’espérance, prononçait à voix basse quelques paroles de gratitude, à l’adresse de ceux qu’il croyait maintenant sains et saufs, dans la solitude du llano.

Pedro Vicente, penché en avant, la moitié du corps en dehors du parapet, semblait vouloir lire à travers l’ombre épaisse.

Peu à peu et à mesure que le temps s’écoulait, un poids immense, le poids de l’inquiétude mortelle, s’allégeait. Les mineurs respiraient plus librement. Ils s’imaginaient déjà voir dans la direction d’Arispe deux hommes qu’ils reverraient bientôt, suivis des lanciers du colonel Requenes, quand soudain une rumeur, sourde d’abord, monta de la plaine jusqu’au plateau, et fut bientôt suivie de clameurs, de détonations répétées, puis de cris furieux qui se mêlèrent aux hennissements des chevaux et aux appels gutturaux des sauvages, croyant à une sortie et ralliant tout leur monde à l’entrée du ravin.

Au milieu de ce sinistre tumulte, les coups secs et rapides des revolvers se firent successivement entendre. Le gambusino put les compter.

Il n’y avait pas à en douter : Benito Anguez et Jacopo Barral, surpris, se défendaient avec un sang-froid héroïque.

Au pied de la Montagne-Perdue, une meute de Coyoteros se ruait sur ces braves, et il n’y avait rien, rien, hélas ! à faire pour eux.

Jamais encore les assiégés n’avaient aussi bien compris les horreurs de leur situation. Les cris féroces des sauvages retentissaient à leurs oreilles comme un funèbre glas, et, pour comble d’horreur, ils entendaient les adieux, de plus en plus éloignés, que leur jetaient leurs pauvres camarades.

Le gambusino lui-même, si impassible d’habitude, ne put s’empêcher de pousser une exclamation désespérée :

« Les maudits ! s’écria-t-il, ils y voient dans la nuit, comme des chats-tigres, et ce serait folie que de renouveler l’aventure dans les mêmes conditions.

L’issue de la tentative, qu’il avait lui-même provoquée, le terrassait.

Entre l’idée et l’exécution, vingt-quatre heures s’étaient écoulées, et déjà il n’y avait plus de place que pour la résignation.

Chacun essaya de s’endormir sur le plateau, brisé de fatigue ou plutôt d’émotion, mais le spectacle qui s’offrit aux yeux des assiégés, au lever du jour, ralluma dans leur cœur la rage mal éteinte.

À l’endroit même où les Apaches avaient exécuté leurs danses funèbres accompagnées de hurlements autour du cadavre de El Cascabel, les Coyoteros dressaient le poteau du supplice.

Bientôt ils y attachèrent un homme que les mineurs reconnurent pour être Benito Anguez.