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Que le brouillard s’élève sur le llano, ce qui n’est point rare dans cette saison, qu’il l’enveloppe, et nos deux camarades, orientés d’avance, n’auront plus, une fois le passage difficile à travers les Apaches accompli, qu’à marcher droit devant eux. Le brouillard, vous le savez, señor, est l’ami des évasions.

— Que Dieu nous le pardonne, s’écria don Estevan, mais nous faisons violence à sa bonté, en tentant cette épreuve. J’ai beau faire, ma conscience n’est pas tranquille, car la confiance est absente. J’aimerais mille fois mieux être à la place d’Anguez et de Barral.

— À cette heure, señor, dit le gambusino, ce serait presque un crime que de se préoccuper d’autre chose que du salut de tous. »

Et, laconiquement, il ajouta :

« Le sort a parlé. »

À quelque distance du bivouac, les deux hommes désignés ne pensaient plus qu’à faire leurs préparatifs et à s’équiper. Entourés par leurs camarades, ils leur faisaient stoïquement leurs adieux, et attendaient l’heure du départ avec un admirable flegme.

Ce n’était de leur part ni résignation, ni indifférence : ils avaient accepté la décision fatale et ne s’appartenaient plus.

« Tout ce que je puis vous promettre, disait Barral, c’est que notre peau ne restera pas gratis entre les mains des Coyoteros. »

Anguez, de son côté, montrant son revolver :

« Il y a dans cet instrument de quoi faire sauter six Apaches. Si nous ne passons pas, ce ne sera point notre faute ; mais n’oubliez pas de compter les coups.

— Six pour toi, six pour moi, ripostait Barral, cela fait douze, pas un de moins. Après cela, nous pourrons, s’il le faut, mourir à notre tour. »

La journée se passa, pour les assiégés, à regarder le ciel, dans des alternatives d’inquiétude et d’espoir.

Sans doute, ce soleil ardent ne disait rien de bon. Cependant quelques vapeurs s’amassaient et cachaient l’horizon. Cela pouvait faire espérer une nuit nuageuse et sombre.

Dans le courant de l’après-midi, les nuages se rejoignirent subitement et crevèrent au-dessus de la montagne, en un véritable déluge, éteignant les feux des forges autour desquelles on travaillait.

La tempête de pluie ne fut cependant qu’une rafale momentanée, et le ciel reprit bientôt son impassible sérénité.

Quand le soleil tomba derrière l’horizon, avec la vitesse d’un projectile, les constellations australes apparurent, l’une après l’autre, et, bien que la nuit fût sans lune, la lueur sidérale permettait aux assiégés de distinguer les sentinelles indiennes, immobiles à leur place accoutumée et s’étendant, comme un cordon vivant, entre la base du ravin et le campement du Zopilote.

Dans la situation des assiégés, ce n’était pas grand chose qu’un retard de vingt-quatre heures ; mais leur impatience n’admettait pas les délais. À leurs yeux, si l’opération de délivrance n’était pas tentée cette nuit même, c’était une affaire finie. Le verdict qui les condamnait était prononcé. Pourquoi la nuit suivante eût-elle été plus clémente et plus propice ?

Plus clémente, cela voulait dire : plus sombre et plus mystérieuse.

Malgré cela, tout le monde était sur pied. À de certains indices, le gambusino devinait un changement météorologique. Cette pluie diluvienne avait saturé le sol, et il suffirait d’un simple refroidissement nocturne pour que l’humidité engendrât un épais brouillard.

L’aspect du ciel permettait de ne pas désespérer.

En effet, vers le milieu de la nuit, le lac, dont la surface avait été jusqu’alors assez agitée, devint calme comme une nappe d’huile, et des vapeurs s’en dégagèrent lentement, comme de la fumée sortant du cratère d’un volcan en train de se refroidir à la base.

Peu à peu, le voile de brume s’élargit, déroba le lac sous ses ondes cotonneuses, franchit les rives, s’étendit sur le llano, finit par envelopper le camp des Peaux-Rouges, glissa en montant sur les flancs de la montagne et s’étendit jusque sur le plateau, où les Mexicains veillaient attentifs, derrière le parapet de pierres.

Tous étaient là, hommes, femmes et enfants, dans l’attente de l’heure solennelle, emprisonnés dans la brume, et l’on pourrait presque dire dans le silence, car, pour se faire entendre, à des distances même très rapprochées, ceux qui parlaient étaient obligés d’enfler leur voix.

Don Estevan fit approcher Benito Anguez et Jacopo Barral, et dans chacune de ses mains serra la main des deux hommes.

« Voilà l’instant de partir, dit-il, et nous