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qu’alors si douteux, parut de plus en plus noir.

Le gambusino déclara, cependant, qu’il ne fallait point tirer de cet incident, grave en apparence, un trop fâcheux augure.

« Señor, dit-il, en s’adressant particulièrement à don Estevan, soyez assuré que cette seconde bande de coquins ne va faire que paraître et disparaître, et que, dès demain peut-être, notre situation sera la même qu’hier, ni meilleure, ni pire. »

À ces paroles, chacun releva la tête, jusqu’à Henry Tresillian et Gertrudès qui, dans un coin éloigné de la tente, causaient, pour le moment, de toute autre chose que des Apaches.

« Quelle cause, selon vous, señor gambusino, dit don Estevan, nous vaudrait cette bonne fortune relative ?

— Ce n’est certes pas nous, répondit Pedro Vicente, que cherchait d’abord la bande de El Cascabel. En traversant ces solitudes, le brigand avait un but, sans doute le pillage de quelque établissement de blancs, sur les rives de l’Horcasitas. Dans l’espoir d’une meilleure aubaine, ces fils du diable se sont détournés de leur route pour nous assiéger ici. Mais les sauvages, et surtout les Coyoteros, sont entêtés comme des mulets ; ceux qui sont récemment arrivés partiront, soyez-en certains, après avoir pris les instructions du nouveau chef, pour l’expédition même dont notre présence a détourné les premiers, et il n’y aura rien de changé pour nous. Quand ces loups-là se mettent en campagne, ajouta-t-il, c’est qu’ils sont sûrs de leur coup ; et, si peu gaie que soit notre situation, elle vaut peut-être mieux encore que celle de ces pauvres gens dont ces monstres se proposent de rapporter la chevelure. »

Si près que l’on soit de la mort, ou tout au moins d’un péril très grave, il reste toujours dans le cœur de l’homme un fonds de compassion pour les autres. Estevan et ses amis pensaient avec tristesse à ceux de leur race que les Indiens menaçaient, et pour lesquels ils ne pouvaient rien, pas plus d’ailleurs qu’ils ne pouvaient pour eux-mêmes.

Au milieu du silence provoqué par les suppositions assez vraisemblables de Pedro Vicente, ce fut don Estevan qui reprit le premier la parole :

« Il y a, dit-il, une chose terrible, que nos hommes ignorent, mais que la nécessité va bientôt nous contraindre de leur apprendre, c’est que la chasse ne nous fournit presque plus de ressources, et que les vivres diminuent. Il va falloir nous rationner.

— Ordonnez le rationnement dès maintenant, dit Robert Tresillian, et chacun s’y conformera, sans murmurer. N’est-ce pas à nous de donner l’exemple ?

— Vous avez raison, mon ami, reprit don Estevan, mais il est une chose que nous n’empêcherons, ni vous ni moi, c’est que derrière le rationnement, nos hommes devineront la famine, et, par conséquent, la mort de plus en plus prochaine.

— Avant cela, fit observer l’ingénieur, il sera toujours temps de tenter un coup de désespoir. Mieux vaut mourir en se jetant en avant, tête baissée, que d’être torturés et attachés, par ces brutes ivres, au poteau du supplice.

— Incontestablement, dit le gambusino, mais….

— Mais quoi ? » s’écria-t-on à la ronde.

Pedro Vincente, impassible, laissa passer, sans sourciller, toutes les questions qui suivirent, puis, quand le silence fut tout à fait rétabli :

« Une chose m’étonne, dit-il, c’est que ces démons, qui passent pour avoir le secret de toutes les ruses, n’aient pas fait semblant de s’éloigner et de se dissimuler, la nuit, dans un pli de terrain, pour nous inspirer confiance, avec le plan de fondre sur nous, de toute la vitesse de leurs chevaux, si nous abandonnions notre asile. Et qui sait si ce stratagème, soutenu par eux pendant une semaine seulement, n’eût pas fini par nous tromper ! En vérité, je ne les reconnais point là, et c’est à nous de leur donner une leçon. Au point où nous en sommes, avec la faim comme perspective, la pire des folies serait peut-être aujourd’hui un acte de raison. Eh bien, cette folie, don Estevan, il est temps de la tenter.

— Bravo ! » répétèrent tous les autres.

Le gambusino attendit le silence, et de sa voix la plus nette il laissa tomber lentement ces paroles :

« Nous n’avons qu’un moyen de réparer l’immense faute que nous avons tous commise au début, quand nous avons oublié de détacher quelques courriers sur Arispe : il faut que l’un de nous tente de s’évader, par une nuit sombre, et gagne Arispe pour demander et pour nous ramener des secours du