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irréparables conséquences ; elle est pour moi un remords sanglant, et n’a cessé de m’obséder. Je ne comprends pas que la pensée d’une mesure aussi simple, aussi nécessaire, n’ait pas été la première qui nous soit venue à tous, dès que l’approche des Indiens est devenue pour nous un fait certain. J’ai été vingt fois sur le point de vous dire ce que vous venez de m’exprimer à l’instant ; si je ne l’ai pas fait, c’est que je n’entrevoyais aucun moyen de réparer notre impardonnable oubli. Toutefois il n’est vraiment pas impossible que, inquiets de notre silence, les gens d’Arispe ne s’avisent d’eux-mêmes de s’enquérir de nous. Vous avez laissé là des amitiés et des intérêts qui finiront par se réveiller. La Montagne-Perdue est sans doute bien perdue dans le désert. Cependant, sans tabler sur l’espoir d’une occasion heureuse, ce serait un tort de ne point essayer de la faire naître, ne fût-ce qu’en hissant, par exemple, le pavillon mexicain sur le point le plus élevé de notre plateau. Comme je vous le disais tout à l’heure, il est permis de penser qu’on s’étonnera à la ville de ne recevoir de nous aucune nouvelle, qu’on finira par vouloir savoir où nous sommes. En admettant cette hypothèse bien hasardeuse, j’en conviens, car personne, à notre départ, ne pouvait, ne devait prévoir ce qui nous arrive, le pavillon national, déployé à cette hauteur, appellerait l’attention des éclaireurs de la garnison d’Arispe, si l’on venait à y penser que nous sommes en péril.

— Vous avez raison, Pedro, répondit Estevan ; notre pavillon sera hissé dès notre retour au bivouac. Mais n’est-ce pas une honte que des hommes hardis en soient réduits à demeurer inactifs, sous l’œil de ces bandits à peau cuivrée ?

— Vous ne pouvez, cependant, songer à une action, señor. Si nous n’étions que des hommes ici, je vous dirais : — tentons-la ! Et cependant j’ai la certitude que nous y resterions. Ces gredins d’en bas sont aussi bien armés que nous ; ils sont aussi bons tireurs que la plupart de nos hommes. De plus, et c’est leur supériorité, ils sont montés, c’est-à-dire maîtres de se tenir à tout instant hors de notre portée. Si nous pouvions trouver à la sortie du ravin cinquante chevaux comme Crusader, ou mieux encore un pour chacun de nous, je serais le premier à vous dire de commander l’attaque, et il y a cent à parier contre un que nous ferions une trouée à travers ces maudits. Mais il ne nous manque que cela, señor, et c’est tout. Vous avez fait la guerre aux Apaches, don Estevan, et vous savez de reste que, dans le désert, un homme sans monture est un homme perdu.

— Je croyais, interrompit Henry Tresillian, avec toute la fougue de la jeunesse, qu’un blanc résolu valait dix de ces peaux tannées.

— Autrefois, oui, dit le gambusino ; aujourd’hui, non. C’est pour notre malheur et à notre exemple qu’ils se sont aguerris et presque disciplinés. Toutefois, soyez tranquille, don Henry, si acharnés qu’ils soient, nous essayerons de leur donner du fil à retordre.

— Espérez-vous qu’ils finiront par lâcher prise ? demanda don Estevan.

— Quant à cela, je n’oserais y compter, señor, répondit le gambusino. Les Coyoteros sont patients comme des Zopilotes : ils mourraient de faim en attendant le dernier soupir de la proie qu’ils convoitent.

— À vous entendre, Pedro Vicente, nous n’aurions plus qu’à nous résigner à mourir, à mourir le plus tard possible, mais enfin à mourir.

— Non pas, répliqua vivement le gambusino, et gardez-vous surtout, señor, de laisser supposer que nous puissions avoir une telle pensée. Vous êtes à la tête d’hommes courageux, don Estevan. Ils croient que vous les tirerez de là ; il faut qu’ils ne cessent pas un instant de le croire, et qu’à la fin ils aient eu raison de compter sur vous.

— Mais que faire pour entretenir et surtout pour justifier cette confiance ? reprit don Estevan.

— Oui, que faire ? dit le gambusino, en se frappant le front, voilà ce que je cherche et ce que je ne trouve pas encore. Mais je le trouverai, señor, il faut qu’il sorte de cette cervelle l’idée d’un expédient qui nous délivrera. Tel incident peut surgir qui nous suscite une inspiration qui serait pour nous le salut. »

Ainsi devisant des périls de la situation, les explorateurs rentrèrent au bivouac, où leur premier soin fut de hisser, sur la crête de la montagne, le drapeau national aux trois couleurs, portant, au milieu, un aigle perché sur un nopal, les ailes étendues.

Désormais, tout voyageur, venant du sud devrait apercevoir cet étendard déroulant ses plis dans l’air, et comprendre que quelque