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ces injures, les ours répondaient par des grognements de plus en plus accentués.

Pedro avança encore et se donna la joie singulière de leur lancer des pierres.

C’en était trop. Les monstres exaspérés se laissèrent retomber lourdement sur leurs pattes de devant, humèrent l’air pendant quelques secondes, et, grand train, la poursuite provoquée par le gambusino commença.

Bien que celui-ci courût à toutes jambes, ces animaux, si lourds en apparence, le gagnaient de vitesse, et ce qui inquiétait le plus les Mexicains cachés dans les arbres, c’est que Pedro, sans penser à se ménager une retraite, dirigeait sa course vers le précipice.

Seulement, tout en jouant des jambes, il se débarrassait successivement de quelques parties de son costume, qu’il jetait en arrière, pour occuper les monstres, et reprenait ainsi un peu d’avance. Les ours s’arrêtaient quelques secondes pour flairer l’objet, puis repartaient de plus belle, avec des ronflements de plus en plus irrités.

Arrivé à cinq ou six mètres du bord du plateau, Pedro Vicente s’arrêta, se retourna, épaula et fit feu de ses deux coups.

Un double rugissement de douleur répondit à la double détonation. Blessées toutes deux, les deux bêtes fauves fondirent sur lui, avec une rage inouïe, et les Mexicains, dans un instant rapide comme l’éclair, virent le gambusino jeter son fusil et s’élancer, avec toute l’agilité d’un clown, jusqu’à la branche d’arbre suspendue sur le vide, que nous avons décrite. Il la saisit avec l’adresse d’un singe et était à cheval dessus, tandis que les deux ours, emportés par leur élan, disparaissaient au-dessous de lui, sur la pente raide des rochers.

Une clameur enthousiaste retentit. En un instant Pedro Vicente avait repris pied sur le plateau et se baissait pour ramasser son arme.

Une minute après, les Mexicains, allongés sur l’extrême bord du plateau, ainsi que le gambusino, regardaient le fond du gouffre.

À leur grand étonnement, les deux monstres, bien qu’atteints tous deux par les balles du gambusino, n’avaient été qu’étourdis par leur effroyable chute. Ils se secouaient, au bas de l’escarpement, comme des chiens mouillés. Aussitôt qu’ils avaient perdu pied, ils s’étaient roulés sur eux-mêmes comme des hérissons, la tête entre les pattes de devant, en forme de boules énormes, et s’étaient laissés dégringoler le long de la paroi du roc, presque impunément. Arrivés au bas, ils s’étaient retrouvés sur leurs pattes, la tête en l’air, comme s’ils eussent eu l’intention de recommencer, en sens inverse la route qu’ils venaient de fournir involontairement.

Les Mexicains, émerveillés, se tenaient devant Pedro Vicente, dont Estevan étreignait vigoureusement la main, et qui dit d’un ton narquois en se tournant vers la plaine :

« Attention ! le spectacle ne fait que commencer, et nous avons encore assez de jour peut-être pour en voir la fin. — Tenez, ajouta-t-il en montrant du doigt les deux fauves, tenez, señores, voilà des gaillards qui, à peine remis de leur chute, sentent la chair fraîche, si l’on peut qualifier ainsi la chair de ces sauvages, et qui vont chercher pâture dans le camp des Coyoteros.

Les deux grisons, en effet, au comble de la fureur, apercevant le campement des Indiens, s’élancèrent et franchirent, en un clin d’œil, la distance qui les en séparait.

Le soleil qui déclinait rapidement vers l’horizon, ne tarda pas à disparaître et à s’ensevelir dans la nuit sans crépuscule des tropiques.

Aussi, les assiégés ne virent-ils que le commencement de la scène qui suivit. Ce ne fut que par de nombreux coups de feu qui se succédèrent, en bas, pendant un grand quart d’heure, et par les clameurs d’épouvante et les cris de douleur mêlés à de formidables rugissements, qu’ils devinèrent les péripéties du drame qui s’accomplissait au pied de la montagne.

Lorsque tout fut rentré dans le silence, ils reprirent le chemin du bivouac, où l’exploit du gambusino fit tous les frais des conversations nocturnes.

Don Estevan visita les postes selon son habitude, et nul n’eût pu dire, quelques instants après, que, dans ce désert muet, des hommes reposaient prêts à s’entre-tuer au premier signal.

Pedro Vicente, en s’endormant, pensait que les grisons avaient dû accomplir de bonne besogne, et qu’en évaluant à une demi-douzaine le nombre des victimes qu’ils avaient faites, dans le camp des Peaux-Rouges, surpris par eux à l’improviste, c’était toujours autant de coquins de moins qu’on aurait sur les bras en cas de bataille.