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Quatre fusils envoyèrent, coup sur coup, leurs huit balles dans cette cible improvisée, et, pas une ne manquant le but, elles firent dans la peau de l’animal un trou sanglant, presque de la dimension d’une tête d’homme.

On n’eut pas à se servir des couteaux et des pistolets, pas plus que des fusils que les autres mineurs avaient pu recharger. L’ours expira avant que l’écho eût cessé de répéter toutes ces détonations.

La scène que nous venons de décrire s’était passée en moins de temps qu’il nous en a fallu pour la raconter. En réalité, il ne s’écoula que quelques minutes depuis le moment où les grisons avaient paru à l’entrée de la clairière, jusqu’à celui où ils furent étendus morts tous les deux au milieu du bivouac.

Le résultat eût pu être tout différent. La plupart des luttes avec les grisons sont moins heureuses, et l’on cite de nombreux cas où la moitié d’un camp a succombé à la rage insensée d’un seul de ces animaux.

Tous les coups des mineurs avaient porté. Cela tenait assurément à la courte distance de laquelle ils avaient tiré, car la peau dure et épaisse des grisons est presque à l’épreuve des balles, et il s’en est trouvé qui, après avoir reçu une demi-douzaine de blessures, s’en allaient comme si de rien n’était.

L’imminence du danger avait bien conseillé les mineurs.

Chacun s’empressa autour du cadavre du malheureux enfant tué par la femelle. Il était horriblement mutilé.

« C’est Pablito Rojas, » dit une voix de femme.

Et tous s’écrièrent d’une voix sympathique :

« Pobre ! pobre Pablito ! »

Le désespoir de la mère était navrant. Ou ne pouvait la séparer du corps de son fils ; avec la véhémence des femmes de son pays, elle s’arrachait les cheveux, remplissait l’air de ses cris et reprochait à l’ours de ne pas l’avoir tuée en même temps que son enfant.

Chacun mêlait ses larmes ou ses lamentations aux siennes.

Rien de nouveau n’était survenu dans la prairie pendant cette alerte. Les Indiens avaient sans doute deviné la raison de la fusillade qu’ils avaient dû entendre. Henry put constater que Crusader paissait toujours à la même place. C’était plus que n’avait osé espérer le jeune Tresillian. Sans doute, les Peaux-Rouges ne l’avaient pas encore aperçu. Mais cela ne pouvait pas durer ; un hennissement malencontreux du beau Crusader vint les mettre en éveil ; ils ne tardèrent pas à se mettre en campagne. Henry eut bientôt la douleur de voir une cinquantaine de cavaliers rouges sortir de leur camp posément et en bon ordre et se déployer en file indienne, dans le llano, pour enfermer dans leur cercle le fier animal.

Crusader les voyait bien, mais il continua de paître, comme insouciant du danger et désireux seulement d’oublier, dans ces gras pâturages, son jeûne de plusieurs jours. Le ruisseau était à quelques pas de lui ; il semblait n’avoir rien de plus à désirer ; l’eau et l’herbe, il avait tout à souhait.

Les Coyoteros avançaient toujours. Crusader ne bougeait pas.

Après avoir si bien résisté la première fois, allait-il donc se laisser prendre aussi facilement ? Le cœur d’Henry se serra.

« Cette fois-ci, dit un de ses compagnons de garde, c’est fini. Crusader est forcé.

— Qui sait ? répliqua Pedro qui revenait du bivouac. Je serais bien surpris si Crusader se laissait prendre à un piège aussi grossier ? C’est bien plutôt lui qui jouera un tour de sa façon aux Peaux-Rouges… Attendez. »

En effet, les sauvages, arrivés à leur tour non loin du ruisseau, constatèrent avec joie que l’orage en avait fait un torrent infranchissable, bordé de véritables précipices.

Rétrécissant de plus en plus leur cercle, Crusader était évidemment pris entre eux et le torrent ; ils n’avaient plus que quelques pas à faire et Crusader serait à leur merci. Il était certain pour eux qu’aucun animal, doué du plus ordinaire instinct, ne songerait à affronter les eaux mugissantes d’un torrent, pour échapper au danger bien moindre d’être capturé.

C’est en quoi ils se trompaient. Quand Crusader se vit presque à la portée de la main de l’Indien qui commandait la manœuvre, il fit un bond prodigieux, s’élança au milieu des flots, disparut un instant dans les nuages d’écume qui jaillissaient autour de lui, et, bientôt après, reparut sur l’autre rive, d’où, s’étant arrêté un moment pour secouer un peu sa crinière, il prit sa course vers un grand bois voisin, où il disparut définitivement.

« Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria Pedro. Crusader les a joués. Ce cheval n’est ni plus ni moins que le démon. Il ne serait