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débris du bœuf tué pour le déjeuner des mineurs ; les autres rôdaient autour de la tente carrée qu’on n’avait pas emportée, se perchaient sur les caisses ouvertes, examinaient curieusement les marchandises éparses, et semblaient les véritables propriétaires du camp.

Tout à coup, un changement se produisit simultanément chez tous les animaux, ailés ou non, domestiques ou sauvages. Les antilopes aspirèrent l’air, et s’enfuirent comme une nuée de flèches lancées par des arbalètes invisibles. Lès vautours prirent leur vol, mais, au lieu de s’éloigner, ils ne s’élevèrent qu’à une moyenne hauteur et planèrent au-dessus du camp, en agitant leurs larges ailes noires. Enfin, les chevaux, les mulets et les bestiaux, pris de folie subite, coururent çà et là en hennissant ou en beuglant, chacun à sa façon, comme s’ils allaient recommencer l’estampeda de la veille.

« Qu’on t-ils donc ? demanda Henry Tresilian.

— Ils sentent les Peaux-Rouges, lui répondit le gambusino. Nous n’allons pas tarder à apercevoir cette maudite engeance. »

En effet, un cavalier rouge, suivi de beaucoup d’autres, cette fois en « file indienne », débouchait d’un côté du triangle visible pour les défenseurs du parapet, et peu après une seconde colonne se déployait du côté opposé. Les deux troupes s’étendaient à près d’une lieue de la Montagne-Perdue, connue si les Indiens eussent résolu de ne pas s’arrêter à la montagne elle-même. Mais les Mexicains savaient bien que ce n’était là qu’une manœuvre pour mieux investir leur camp.

« S’ils se doutaient de l’endroit où nous sommes, murmura Pedro, ils ne se donneraient pas tant de peine. Ils s’imaginent probablement que nous sommes en état de leur résister en plaine, et ils veulent nous envelopper dans les règles. »

Personne ne lui répondit. La scène qui s’apprêtait absorbait ses compagnons. De leur place, ils, ne perdaient pas un mouvement de leurs ennemis.

Un immense cordon d’hommes à cheval se déroulait lentement autour de la Montagne-Perdue. Leur proie ne pouvant leur échapper, les Coyoteros ne se pressaient point. Leurs armes et leurs boucliers scintillaient au soleil comme des écailles brillantes. On eût dit deux énormes serpents antédiluviens allant à la rencontre l’un de l’autre !

L’arrière-garde était encore invisible, quand les deux têtes de colonne se rejoignirent vers le milieu du-demi-cercle qu’elles décrivaient.

Combien y avait-il d’indiens en tout ? Les mineurs ne le savaient pas au juste, mais ils en voyaient assez pour s’estimer heureux d’avoir pu, en suivant les conseils du gambusino, éviter une lutte par trop inégale.

Les Coyoteros firent volte-face avec autant de précision et d’ensemble que les soldats exécutant une manœuvre devant leur général, après quoi ils s’arrêtèrent, et cinq ou six Indiens, placés en dehors de l’alignement, se mirent à causer et à gesticuler.

Don Estevan ne comprit rien à leur attitude : il tendit son télescope à Pedro, qui était mieux à même de saisir la signification des faits et gestes des Peaux-Rouges.

« El Cascabel se consulte avec ses lieutenants, dit le gambusino. Nos chariots doivent les intriguer… Sans doute, ils s’imaginent avoir affaire à des soldats, et ils sont trop prudents pour tenter une attaque à la légère ! »

Le gambusino avait bien deviné, si parler presque à coup sûr peut s’appeler deviner. La vue inattendue des chariots était la cause du déploiement des troupes indiennes ainsi que de leur arrêt subit.

Ces maîtres du désert, ces seigneurs du llano, ne traversent pas toujours leurs domaines sans difficulté et sans dangers, et l’astuce de leur race est devenue proverbiale. Ils agissent toujours avec la plus grande circonspection. Ces chariots, dont la présence les étonnait si fort, pouvaient appartenir à des voyageurs ordinaires, des mineurs, des commerçants ou des émigrants, mais peut-être aussi à des militaires, et dans le doute il valait mieux se tenir sur ses gardes.

El Cascabel fit faire halte à sa bande et convoqua ses sous-chefs pour s’entendre avec eux sur la meilleure manière d’attaquer les Visages-Pâles. Chez les Indiens, le Grand Chef n’a pas une autorité absolue. Il doit, même en campagne, soumettre ses projets à ses lieutenants et attendre, pour agir, d’avoir leur assentiment.

Les Coyoteros résolurent facilement la question, en ce qui concernait la présence de soldats mexicains. Ils se prononcèrent sans hésitation pour la négative : aucune sentinelle ne veillait autour du corral ; aucun uni-