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le sac osciller sous mes doigts, signe que mes victimes venaient d’y pénétrer. Peu à peu, les mouvements du sac devinrent plus violents, ce qui me fit voir qu’elles accouraient en foule pour avoir leur part de biscuit. Je pouvais les sentir grimper, sauter les uns par-dessus les autres, et je les entendais se quereller. C’était juste le moment de fermer la coulisse ; c’est ce que je fis sur-le-champ ; puis je ficelais solidement l’ouverture du sac. Aucun des rats n’en put sortir ; j’eus la satisfaction de constater qu’il était à moitié rempli de ces sauvages animaux. Je ne fus pas longtemps à en venir à bout ; voici par quel procédé : j’enlevai le drap qui recouvrait le parquet de mon appartement, formé du chêne le plus dur ; j’y déposai mon sac ; puis, plaçant sur celui-ci une large planche de sapin, je m’v agenouillai et la pressai de tout mon poids et de toute ma force.

Pendant quelque temps, le sac me parut aussi élastique qu’un sommier. Les rats se débattaient, se mordaient et criaient avec rage ; je ne fis pas le moindre cas de ces démonstrations, et je continuai de presser jusqu’à ce que tout fût devenu silencieux et immobile.

Je me hasardai alors à ouvrir le sac pour en examiner le contenu. J’eus lieu d’être satisfait. Le nombre des victimes paraissait considérable, et, comme aucune ne bougeait, je tins pour certain que je les avais tuées jusqu’à la dernière.

Malgré cela, quand je voulus les compter, je n’insérai ma main dans le sac qu’avec la plus grande précaution, et ne retirai mes rats que l’un après l’autre ; il y en avait dix.

« Ah ! ah ! m’écriai-je en les apostrophant, je vous tiens donc à la fin, vilaines bêtes, et c’est bien fait pour tous les tourments que vous m’avez causés ! Si vous m’aviez laissé tranquille, vous ne seriez pas où vous en êtes. Vous avez dévoré mes biscuits, et maintenant, pour échapper à la famine, je suis contraint de vous dévorer à mon tour. »

Mon apostrophe terminée, je commençai à dépouiller l’un des rats avec l’intention d’en faire mon dîner, et, cinq minutes après cette opération, j’avais englouti mon rat sans en laisser une parcelle.

Mes affaires venaient de prendre une bien meilleure tournure. Mon office était garni pour dix jours au moins, car je m’étais bien promis de ne manger qu’un seul rat par jour ; et que ne peut-on pas faire en dix jours ! Je pourrais certainement mener à bien la grande entreprise que j’avais malheureusement considérée jusqu’alors comme impraticable, et qui consistait à me frayer un passage jusqu’au pont.

« Un rat par jour, pensai-je, c’est assez, non seulement pour vivre, mais pour me donner des forces. En travaillant avec ardeur, je suis bien sûr d’atteindre l’écoutille en dix jours, en moins de temps peut-être. »

Telles étaient les nouvelles espérances que le succès de ma chasse avait fait naître en moi. Une seule inquiétude me troublait encore : pourrais-je passer à travers la futaille ? Pourrais-je résister à l’influence des vapeurs alcooliques ? Même la seconde fois que j’y étais entré, j’avais eu toutes les peines du monde à m’en arracher à temps.

Quoique j’eusse désormais plus de temps à ma disposition, je n’avais nulle envie de le gaspiller. Aussi, dès que j’eus arrosé mon dîner par de copieuses libations, je pris mon couteau et je me dirigeai vers la tonne d’eau-de-vie pour en élargir le trou de bonde.

Elle n’était pas vide ; j’avais complètement oublié que je l’avais rempli de drap. Il me fallait commencer par la vider, et, déposant mon couteau, je commençai l’opération. Tout en travaillant, j’en vins à me faire les questions suivantes : « Pourquoi déménager cette étoffe ? Pourquoi ne pas la laisser où elle est ? Pourquoi chercher un passage à travers cette futaille ? » Il n’y avait certainement aucun motif pour que je le cherchasse dans cette direction. Il y en avait à l’époque où je m’efforçais de trouver des vivres ; mais, pour l’accomplissement de ma nouvelle entreprise, je n’avais nul besoin de passer à travers le tonneau. C’était même absurde d’y songer, puisqu’il ne se trouvait pas dans la direction de l’écoutille, la seule que je dusse suivre et que je connaissais : car je me rappelais le chemin que j’avais suivi en entrant dans la cale pour venir me cacher derrière la tonne d’eau. D’après mes calculs, je devais me trouver à peu près dans le milieu du navire à tribord. Un passage pratiqué à travers la futaille d’eau-de-vie me conduirait donc nécessairement assez loin en arrière de la grande écoutille. Pourquoi le tenter alors ? Pourquoi ne pas retourner dans la direction des caisses, dont le sapin était bien plus facile à perforer que le chêne de la futaille, et où j’avais déjà commencé à m’ouvrir un chemin ?