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avait l’avantage de me procurer un espace vide assez étendu. Si donc je réussissais à la franchir, je pourrais accumuler dans son intérieur les marchandises qui encombreraient ma route, et m’ouvrir un passage pour des opérations nouvelles. Tout à coup une idée encore meilleure me traversa l’esprit et me fit envisager ma situation sous un aspect moins sombre. S’il m’était si facile de me frayer un chemin de caisse en caisse, comme j’en avais déjà fait l’expérience, pourquoi ne pas l’ouvrir de bas en haut afin d’atteindre le pont ? Sans doute la cale était toute pleine et j’étais tout au fond ; néanmoins, je ne devais pas être séparé du pont par plus d’une douzaine de caisses. En admettant qu’il me fallût un jour pour effondrer chacune d’elles, ce n’était après tout que l’affaire de huit à dix jours.

Quel malheur que cette excellente idée ne me fût pas venue plus tôt ! Peut-être était-il trop tard désormais. Si je l’avais mise à exécution à l’époque où j’avais une ample provision de biscuits, le succès n’eût pas été douteux ; mais maintenant, hélas ! n’était-ce pas une entreprise désespérée ?

Impossible pourtant de renoncer à la perspective de vivre et de recouvrer ma liberté. Étouffant donc des regrets stériles, je me mis à considérer le nouveau plan que je venais de concevoir.

Voici quelle était mon idée : elle consistait tout simplement à manger les rats au lieu de me laisser dévorer par eux !

J’avais trouvé jadis les rats trop nombreux ; maintenant, leur nombre ne m’inquiétait guère. Il y en avait toujours assez pour me sustenter pendant longtemps ; mais il ne s’agissait que de savoir comment les prendre.

Je ne voyais pas d’autre moyen que de les empoigner avec ma main et de les étrangler. Vous vous rappelez comment je m’y étais pris pour en tuer un ; je pouvais encore assurément en occire un ou deux par le même procédé ; mais il avait l’inconvénient d’épouvanter les autres qui pouvaient ne plus revenir, et alors adieu mon approvisionnement ! Mieux valait donc tâcher d’en prendre tout de suite autant qu’il m’en fallait pour une dizaine de jours. Peut-être à cette époque aurais-je à ma disposition une nourriture plus délectable. C’était plus sage et plus sûr, et je restai longtemps à considérer comment je pourrais opérer une capture en masse.

La nécessité est la mère de l’invention : je suppose que ce fut elle bien plus que mon génie qui m’inspira le plan d’une ratière. Elle était certainement bien simple, mais pratique : c’était là le principal. J’imaginai de faire un grand sac de drap, ce qui m’était facile, en coupant un morceau de longueur convenable et cousant les deux bords avec de la ficelle qui ne manquait pas puisque j’avais à ma disposition toute celle dont on s’était servi pour attacher les pièces d’étoffe. Mon couteau me servirait d’aiguille et de passe-lacet pour établir une coulisse à l’embouchure du sac. En moins d’une heure, mon appareil était achevé complètement et prêt à fonctionner.

Il s’agissait ensuite de tendre le piège ; tout en travaillant, j’avais arrêté dans mon esprit la manière de procéder.

Voici en quoi elle consistait :

Je débarrassai d’abord mon appartement de tous les paquets d’étoffe qu’il contenait et que j’empilai dans la tonne d’eau-de-vie. Je condamnai ensuite chaque ouverture, comme j’avais l’habitude de le faire, excepté une seule de grande dimension qui servait aux rats de passage ordinaire. À celle-ci j’adaptai la bouche de mon sac qui en recouvrait toute l’étendue, tandis que les parois de ce dernier étaient écartées l’une de l’autre au moyen de petits bâtons d’une longueur convenable. Je m’agenouillai alors à côté du piège, les cordons de la coulisse à la main, et dans cette attitude, j’attendis l’arrivée des rats.

Je savais bien qu’ils entreraient dans mon sac, car j’y avais placé un appât consistant en quelques bribes de biscuit, les dernières qui me restassent. Je risquais le tout pour le tout : car, si les rats venaient à s’échapper après avoir mangé mes miettes, je n’avais plus rien absolument pour faire un autre repas. —

Il viendrait des rats, à n’en pas douter ; mais en viendrait-il assez pour que la chasse fût bonne ? S’ils n’allaient venir que les uns après les autres, puis se sauver en emportant chacun un fragment de l’appât !… Pour éviter cela, je réduisis mes miettes en poussière. C’était le moyen, pensais-je de retenir les premiers venus et de laisser à d’autres le temps d’arriver. Dès que la réunion serait suffisamment nombreuse, je leur couperais la retraite en fermant la coulisse.

Le sort me favorisa. Je n’étais pas à genoux depuis plus d’une minute, quand j’entendis le piétinement et par intervalles les cris aigus des rats. Une ou deux secondes après, je sentis