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travailler quelque temps sans ressentir les atteintes de l’ivresse et m’éloigner dès que je les éprouverais. Peut-être ; mais s’il en était autrement ? si, au lieu d’être graduelles, elles étaient instantanées ?…

Je me rappelais comment cette étrange influence s’était emparée de moi, l’engourdissement de mes sens et la torpeur de mon esprit poussée à ce point de me faire oublier même la terrible situation dans laquelle j’étais. Il se pouvait que les mêmes phénomènes se reproduisissent, moins la soif qui m’avait sauvé ; et pourquoi non ? Certes, je n’en pouvais pas répondre ; aussi mes appréhensions étaient-elles si fortes que j’hésitai à rentrer dans la futaille.

Il le fallait pourtant ou mourir ; et si la mort m’était réservée, mieux valait, pensais-je, mourir d’une mort qui, d’après l’expérience que j’avais faite, serait dépourvue d’angoisses.

Cette réflexion me donna de l’audace ; du reste, je n’avais point à choisir. Faisant une nouvelle prière, je rampai dans le tonneau d’eau-de-vie.


CHAPITRE XVII
OU EST MON COUTEAU ?


Dès que j’y fus installé, je cherchais mon couteau. J’ignorais complètement ce que j’en avais fait ; je l’avais déjà cherché au dehors, mais sans succès. J’en avais conclu qu’il était resté dans le tonneau ; aussi étais-je tout surpris de ne point l’y trouver.

Je commençais à être fort inquiet. S’il était perdu, tout espoir de délivrance était perdu avec lui. Où pouvait-il être ? les rats l’avaient-ils emporté ? Je sortis de la futaille pour faire de nouvelles recherches, mais sans résultat. J’y rentrai pour l’explorer de nouveau. J’allais en ressortir sans avoir été plus heureux, quand j’eus l’idée de diriger ma main vers le trou de bonde où je travaillais la dernière fois que je m’en étais servi ; à ma grande joie je l’y trouvai, enfoncé dans l’entaille que j’avais faite.

Je me remis à l’ouvrage sans délai ; mais, à force de servir, mon couteau s’était émoussé, et j’avançais aussi lentement dans cette planche de chêne que si j’avais coupé de la pierre. Je travaillai un quart d’heure sans agrandir ma section de plus de deux lignes, et je commençais à désespérer d’en venir à bout.

Je sentais déjà se reproduire la singulière influence que j’avais éprouvée. Je m’y serais abandonné sans crainte, car tel est l’effet de l’ivresse ; mais je m’étais promis de battre en retraite au premier symptôme, et, avant qu’il fût trop tard, je me traînai dans ma cabine. Ce fut bien heureux pour moi ; dix minutes de plus, je serai tombé dans un état d’insensibilité absolue.

Quand l’influence alcoolique se fut dissipée, je me sentis plus misérable que jamais, car je comprenais que ce nouvel obstacle était la ruine de mes espérances. Je ne pouvais pénétrer dans le tonneau qu’à de longs intervalles, et l’usure de mon couteau rendait mon travail aussi lent que possible. Il me faudrait des jours pour me frayer un passage à travers cette futaille, et les jours m’étaient comptés. Ma petite provision de miettes était réduite à une poignée ; mes chances de salut diminuaient donc d’heure en heure, et je sentais le désespoir me gagner. Si encore j’avais été sûr de trouver derrière la futaille une caisse de biscuits ou de vivres quelconques, l’énergie ne m’aurait pas manqué pour continuer ma tâche ; mais c’était plus que douteux.

L’effondrement de la tonne d’eau-de-vie