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toutefois j’étais trempé, et l’air était imprégné d’une odeur alcoolique qui me suffoquait.

Le tangage du navire, en soulevant la tonne, la vida presque entièrement en moins de dix minutes. Je n’avais pas attendu cela ; la planche que j’avais fait sauter laissait une ouverture assez grande (et il ne fallait pas qu’elle le fût beaucoup) pour admettre mon corps. Dès que mon accès de toux fut passé, je pénétrai à l’intérieur.

Je cherchai d’abord la bonde ; je la trouvai, non au sommet comme je l’avais supposé, mais sur le côté, et juste à une hauteur convenable. Fermant alors mon couteau, je la frappai fortement avec le manche ; après quelques coups, je fus assez heureux pour la faire sauter au dehors. Cela fait, j’introduisis ma lame dans le trou de bonde. Je n’avais pas fait une douzaine d’entailles que je sentis mes forces singulièrement accrues. Tout à l’heure encore j’étais faible, et maintenant il me semblait que j’aurais pu défoncer le tonneau sans en couper les planches. J’étais presque gai, et je me souviens que je sifflai et chantai en travaillant. L’idée que j’étais en danger de perdre la vie m’avait complètement abandonné ; toutes les angoisses que j’avais endurées ne m’apparaissaient plus que comme un rêve.

À ce moment, je fus saisi d’une soif ardente, et je me rappelle que je cherchai à sortir de la tonne d’eau-de-vie pour aller boire. Je réussis à en sortir ; mais je ne saurais dire si je bus ou non.

À partir de cet instant, je ne me souviens plus de rien, sinon que je tombai dans un état d’insensibilité complète.

J’y demeurai plusieurs heures sans que mon sommeil fut troublé par mes cauchemars habituels ; mais je me réveillai en proie à un sentiment de terreur singulière, comme si j’avais été lancé dans les régions éthérées où je flottais à l’aventure, ou que j’eusse été précipité d’une grande hauteur sans rencontrer un point d’appui pour arrêter ma chute. Cette angoisse s’évanouit heureusement à mesure que je revenais à moi-même ; et je me rendis compte de mon état. Je sortais de l’ivresse.

Je n’avais pourtant pas bu la moindre goutte d’eau-de-vie ; je la détestais trop pour cela. Ah ! si, pourtant, une goutte ou peut-être une cuillerée m’était entrée dans la gorge au moment où le liquide avait jailli de la futaille ; mais une si petite quantité ne pouvait certainement suffire à m’enivrer. À quoi donc attribuer mon ivresse ? car, quoique ce fût la première fois de ma vie, j’étais bien certain d’en avoir éprouvé les symptômes.

À mesure que je me dégrisais, mes idées s’éclaircirent et je reconnus la cause de mon indisposition. Ce n’était pas l’eau-de-vie, mais les vapeurs d’eau-de-vie qui m’avaient enivré.

Même avant de pénétrer dans le tonneau, j’avais déjà éprouvé une sensation particulière produite par les émanations dont l’air était chargé. Ce fut bien autre chose à l’intérieur ; elles étaient si fortes que j’eus d’abord beaucoup de peine à respirer. Je finis pourtant par m’y habituer et même par les trouver agréables ; c’est sous leur influence que je m’étais senti si fort et si gai.

En réfléchissant à ce singulier incident, je me rappelai que la soif m’avait poussé à sortir de la futaille, et je compris quel service ce besoin m’avait rendu. Je vous ai déjà dit que je ne me souvenais plus si je l’avais satisfait. Je ne crois point, en effet, avoir puisé de l’eau à ma tonne. Si je l’avais fait, il est plus que probable que j’aurais négligé de remettre le fausset, ce qui m’aurait fait perdre une quantité d’eau considérable. J’eus la satisfaction de reconnaître que rien de semblable ne s’était produit. Ainsi, sans la soif, je serais certainement resté à l’intérieur de la futaille ; et voyez les conséquences : mon ivresse n’aurait fait que croître jusqu’à ce que mort s’ensuivit probablement.

Une circonstance tout à fait accidentelle m’avait sauvé la vie, ou n’était-ce pas plutôt une intervention providentielle, comme je le crus à cette époque ? aussi offris-je au Seigneur, avec toute la ferveur de mon âme, l’expression de ma plus profonde gratitude.

Que j’eusse bu ou non, je me sentais si altéré que j’aurais pu boire le contenu de ma tonne. Aussi me hâtai-je de prendre ma coupe que je ne quittai point avant d’avoir bu au moins un demi-gallon. Sous cette influence, mes nausées disparurent, et mon cerveau se dégagea. Revenu enfin à mon état ordinaire, je me mis à considérer les périls qui m’environnaient. Ma première pensée fut de reprendre ma besogne ; mais je me demandai si je serais capable de la continuer. Qu’arriverait-il si j’allais retomber dans le même état et si je manquais de la présence d’esprit nécessaire pour sortir de la futaille ? Peut-être pourrais-je