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quefois je les sentais me courir sur les jambes. Chose singulière, j’en avais moins peur qu’autrefois, parce que je savais maintenant que c’était mon biscuit et non ma personne qui les avait attirés dans ma cabine. Néanmoins, je ne me serais pas endormi sans me garantir contre leurs attaques.

il y avait une autre raison pour laquelle je les craignais moins : c’était que ma situation s’était terriblement aggravée et que les petits dangers disparaissaient à mes yeux devant le plus menaçant de tous, le danger de la famine.

Quand j’eus vidé la caisse de drap, je me décidai à manger quelques miettes et à prendre un peu de repos. Je n’avais pas cessé de travailler une seconde, même pour boire ; aussi me sentais-je extrêmement altéré. Comme je ne craignais pas que l’eau me manquât, je bus à discrétion. Le précieux fluide me sembla plus suave que le nectar lui-même, et, quand j’eus fini de me désaltérer, je me sentis complètement réconforté.

Je me tournai alors vers ma provision de miettes ; mais un nouveau cri de douleur m’échappa quand j’y portai la main : encore les rats ! Oui, ces voleurs infatigables étaient revenus, avaient rongé le drap et soustrait une nouvelle portion de mes vivres déjà si réduits. Il en manquait au moins une livre qui avait dû disparaître en quelques minutes, car, l’instant d’avant, j’avais déplacé le paquet sans y remarquer rien d’extraordinaire. Cette découverte augmenta mon désespoir ; je compris que, si je laissais mon sac de biscuits derrière moi rien qu’une seconde, je pouvais m’attendre à le trouver vide au retour.

J’avais déjà perdu environ la moitié des débris trouvés dans la caisse et qui, d’après mes calculs, devaient me sustenter dix ou douze jours. En les examinant de nouveau, je m’aperçus qu’il ne m’en restait pas assez pour une semaine.

Toutefois, si sombre que fût ma situation, je ne m’abandonnai point au désespoir ; je résolus malgré tout de poursuivre mon entreprise, d’autant que la réduction de mes vivres exigeait plus d’énergie et de persévérance que jamais.

Désormais, je ne voyais d’autre moyen de garantir mon sac de miettes que de le garder près de moi. J’aurais pu, il est vrai, augmenter l’épaisseur de l’enveloppe en l’entourant de nouveaux morceaux d’étoffe ; mais j’étais convaincu que les rats auraient bien su arriver jusqu’à mes précieuses miettes, les eussé-je enfermées dans une caisse en fer.

Je bouchai donc le trou qu’ils avaient fait au drap ; puis, tirant le sac après moi, je le déposai dans la caisse à étoffes entre mes genoux, décidé à le défendre contre tout assaillant. Alors je me mis en mesure de perforer avec mon couteau la paroi de la caisse adjacente.

J’essayai d’abord d’enfoncer une des planches avec les mains. Voyant que je n’y pouvais parvenir, je me couchai sur le dos et me servis des pieds, que j’avais, pour la circonstance, chaussés de mes vieilles bottines ; mais j’eus beau frapper, je n’obtins aucun résultat. La caisse était trop solidement clouée, et je découvris plus tard qu’elle était encore consolidée par des cercles de fer dont je n’aurais pu venir à bout. Mes coups de poing et de pied étaient donc inutiles ; dès que j’en fus convaincu, je repris mon couteau.

Je me proposai de couper une des planches à l’un de ses bouts, ce qui me permettrait de l’arracher, quelque solidement fixée qu’elle fût à l’autre.

Le bois n’était pas dur : c’était du sapin ordinaire. Je l’aurais facilement traversé, même avec un instrument aussi peu approprié que mon couteau, si j’avais été dans une position plus commode ; mais il fallait travailler dans une attitude désavantageuse et fatigante. De plus, je souffrais encore de la blessure de mon pouce qui n’était pas tout à fait cicatrisée, ce que j’attribuais à l’état de fièvre constante occasionnée par les nombreux tourments que j’avais endurés. Malheureusement, c’était ma main droite qui avait été mordue, et, n’étant pas gaucher, je ne pouvais travailler de la main gauche. J’essayais bien quelquefois pour soulager la main malade, mais je n’avançais qu’avec, une extrême lenteur.

Pour ces raisons, j’employai plusieurs heures à traverser une planche qui n’avait qu’un seul pouce d’épaisseur ; j’y réussis pourtant à la fin. Me remettant alors sur le dos, je pressai la planche avec mes talons, et j’eus la satisfaction de la sentir céder ; mais elle fut promptement arrêtée par un obstacle qui se trouvait derrière, formé sans doute par une autre caisse ou une futaille. Je n’obtins donc qu’un écartement de deux ou trois pouces ; il me fallut longtemps tirer et contourner ma planche dans tous les sens afin de