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exiger, du moment que j’avais l’espoir d’échapper à l’horrible famine.

Une autre pensée m’encourageait encore : mieux valait passer mon temps à travailler que de rester oisif et de m’abandonner au désespoir. Mieux valait espérer en luttant ; le travail me ferait trouver les heures moins longues et m’empêcherait de trop réfléchir aux horreurs de ma situation.

J’étais à genoux le couteau en main, prêt et résolu… Combien je prisais alors cette précieuse lame ! Je ne l’aurais pas échangée contre un navire chargé d’or !

J’étais à genoux, dis-je, car, l’eussé-je voulu, je n’aurais pu me tenir debout : le plafond de ma cabine était trop bas.

Est-ce cette attitude qui m’en a suggéré l’idée ? Je ne m’en souviens plus ; mais je me rappelle qu’avant de commencer, j’offris une prière humble et fervente à Dieu qui m’avait déjà secouru. Je lui demandai d’être mon guide, de soutenir mes forces et de m’accorder le succès. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma prière fut exaucée, sans cela je ne vivrais pas pour vous conter cette histoire.

J’avais l’intention de rechercher d’abord ce qui se trouvait derrière la caisse d’étoffes ; la caisse de biscuits étant maintenant vide, je pouvais la traverser sans peine. Vous vous rappelez sans doute que j’avais déjà passé par celle-ci pour me procurer les pièces d’étoffe. Pour franchir ensuite la caisse qui les renfermait, il me fallait nécessairement en enlever plusieurs rouleaux. Mon couteau ne pouvant servir à cette opération, je le déposai dans un endroit où il me serait facile de le reprendre et je grimpai dans la boîte vide. L’instant d’après, je tirai à moi les rouleaux de drap, et j’employai toutes mes forces pour les détacher de la caisse où ils étaient empilés.

Ce travail me coûta plus de temps et de peine que vous ne pourriez l’imaginer. Évidemment on avait voulu économiser l’espace et les pièces d’étoffes étaient aussi pressées qu’avec une presse à vapeur. Celles qui se trouvaient en face de l’ouverture que j’avais pratiquée cédèrent assez facilement, les autres me donnèrent bien plus de mal. Une fois les premières enlevées, la besogne devint plus facile. Il y avait plusieurs rouleaux plus volumineux que les autres parce qu’ils étaient d’étoffe plus grossière ; impossible de les faire passer par l’ouverture. C’était embarrassant ; il n’y avait pas moyen de faire sauter une autre planche à cause de la position des deux caisses. Quant à élargir l’ouverture avec mon couteau, c’eût été un travail énorme.

Je conçus alors une idée meilleure en apparence, mais qui, en fin de compte, ne valait rien : c’était de couper les attaches de chaque pièce, de saisir l’étoffe par un bout et de la dérouler. Je procédai ainsi jusqu’à ce que le rouleau fût assez petit pour traverser l’ouverture. Je réussis de la sorte à vider la caisse, mais il me fallut plusieurs heures pour y parvenir.

Je fus du reste retardé par un incident des plus sérieux. Comme je retournais dans ma chambre avec la première pièce de drap que j’avais retirée de la caisse, je la trouvai à ma grande consternation, occupée par une vingtaine de rats. Je laissai tomber le drap, et, me précipitant au milieu de la bande, je parvins à la mettre en déroute. Comme je l’avais prévu, une nouvelle partie de mes provisions avait disparu ; pas beaucoup heureusement, car mon absence n’avait pas été longue. Une heure de plus, j’étais complètement dévalisé.

Déplorant de nouveau ma négligence, je résolus d’être plus soigneux à l’avenir. J’étendis un large morceau de drap sur lequel je déposai toutes les miettes qui me restaient encore ; puis j’en fis un paquet que je ficelai solidement avec un morceau de lisière enlevé au drap lui-même ; je le plaçai dans un coin et, le croyant en sûreté, j’allai me remettre à la besogne.

Pendant que j’allais et venais sur les mains et sur les genoux, tantôt les mains vides, tantôt traînant un rouleau d’étoffe, on aurait pu me comparer à une fourmi amassant ses provisions pour l’hiver, car, pendant de longues heures, je fus aussi actif qu’une fourmi peut l’être. Le temps était toujours calme ; mais la chaleur semblait plus forte que jamais, et la sueur me sortait par tous les pores. J’étais souvent obligé de m’essuyer le front et les yeux avec un morceau de drap. Par moments, il me semblait que j’allais suffoquer, mais le motif qui me poussait au travail était trop puissant pour que je songeasse à me reposer une seule minute.

Tout le temps les rats m’environnaient. Il y en avait partout dans les interstices entre les futailles et les caisses ; je les rencontrais devant moi dans ma propre galerie et quel-