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de température. L’air de la cale me sembla s’échauffer chaque jour davantage ; c’est au point que, dès le lendemain de la tempête, j’eus à peine besoin de me couvrir.

Ce changement subit dans l’état de l’atmosphère me surprit d’abord ; en y réfléchissant, je m’en rendis facilement compte. « Sans aucun doute, pensais-je, nous cinglons vers le sud et nous entrons dans la zone torride. » Je ne comprenais guère ce qu’est la zone torride, mais j’avais entendu dire qu’elle se trouve au sud de l’Angleterre et qu’il y fait plus chaud que pendant les jours les plus brûlants des étés de notre pays. Je savais aussi que le Pérou est situé dans l’hémisphère austral et que, pour y parvenir, il nous fallait passer l’équateur.

Cela m’expliquait très bien l’élévation de la température. Le navire était à la voile depuis deux semaines environ, et, en admettant qu’il eût fait 200 milles par jour, ce qui n’avait rien d’extraordinaire, nous devions-être bien loin de l’Angleterre et dans un climat tout à fait différent.

C’est au milieu de ces réflexions que je passai la soirée. Quand je sentis les aiguilles de ma montre marquer dix heures, je me disposai, comme je vous l’ai déjà dit, à souper et à dormir.

Je tirai d’abord ma ration d’eau pour ne pas manger mon biscuit sec, et ensuite j’étendis la main pour prendre celui-ci. Il y avait le long de la varangue un petit coin, une sorte de petite tablette formée par un rouleau de drap, où je plaçais mon couteau, mon gobelet et mon calendrier de bois ; j’y avais déposé mon demi-biscuit. Je connaissais si bien tous les recoins de mon appartement que je pouvais poser le doigt sur un point déterminé sans la moindre hésitation ; jugez donc de ma surprise quand, en étendant la main, je ne trouvai plus mon biscuit à l’endroit où je l’avais déposé. Mon couteau était bien à sa place, ainsi que le bâton qui me servait d’almanach et les bouts de lacet dont je m’étais servi pour jauger ma futaille, mais de biscuit, point ! Ne l’avais-je pas placé ailleurs ? Je ne le supposais pas ; mais enfin, pour m’en assurer, j’explorai tous les coins et recoins, tous les plis du drap et même les poches de ma jaquette et de mon pantalon. Je cherchai également dans mes bottines que je ne portais plus et que j’avais reléguées à l’écart ; je ne laissai pas un pouce de ma cellule inexploré, et pourtant mon demi-biscuit était introuvable. C’était bien moins sa valeur qui me le faisait chercher si soigneusement que l’étrangeté de sa disparition. L’avais-je mangé ? Je commençais à croire que oui. Peut-être, dans un moment d’absence, l’avais-je avalé sans y prendre garde. Je n’en avais certainement aucun souvenir ; en tous cas, il ne m’avait guère profité, car je me sentais autant d’appétit que si je n’avais rien pris de la journée. Je me rappelais bien l’avoir placé près de mon gobelet et de mon couteau ; il fallait cependant que je l’eusse pris, puisqu’il ne s’y trouvait plus. J’aurais pu, il est vrai, le faire tomber de ma tablette, en y cherchant autre chose, ce que je ne souvenais point d’avoir fait, mais, dans ce cas, je le trouverais quelque part.

Pendant longtemps je ne pus m’endormir, tant j’étais intrigué de la disparition mystérieuse de mon biscuit. Je dis mystérieuse, car j’étais presque certain de ne l’avoir pas mangé. Il avait donc disparu d’une autre manière, mais comment ? C’est ce que je ne pouvais deviner. J’étais pourtant bien le seul être vivant dans la cale de ce navire, je le supposais du moins ; mais j’y pensais maintenant : la bête que j’avais vue en rêve n’existait-elle pas en réalité ? Si oui, la disparition du biscuit s’expliquait.

Ces réflexions d’une part, et, de l’autre, les tiraillements de mon estomac me tinrent longtemps éveillé. À la fin pourtant, je m’assoupis et succombai à un demi-sommeil dont je me réveillais toutes les deux ou trois minutes.

Dans un de ces moments de veille, il me sembla entendre un bruit différent de celui qui frappait habituellement mon oreille. Je le distinguai parfaitement du murmure des flots, qui étaient si calmes à l’instant dont je vous parle, que le tic-tac de ma montre me semblait plus distinct, plus sonore que jamais.

Le bruit qui avait attiré mon attention ressemblait à celui que produit le grignotement. Il venait du coin où j’avais jeté mes bottines. Évidemment, un animal était en train de les mordiller.

Cette idée me réveilla tout à fait ; je pris une attitude qui me permit de bien entendre et de mettre ma main sur l’intrus, si c’était possible, car je considérais maintenant comme certain que c’était lui qui m’avait volé mou souper.