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CHAPITRE X
JE ME RATIONNE


Je n’éprouvais plus désormais d’inquiétude et me sentais tout joyeux. La perspective d’être enfermé pendant six mois m’aurait paru bien désagréable en toute autre circonstance ; mais, après les angoisses horribles que j’avais ressenties et dont j’étais à cette heure heureusement délivré, mon emprisonnement me semblait peu de chose, et je résolus de le supporter avec calme et résignation.

Il devait durer six mois, six mois au moins, selon toute probabilité. C’est bien long pour un captif ou un criminel ; c’est bien dur, même dans une chambre éclairée où l’on trouve bon lit, bon feu, bonne table et des êtres humains avec qui causer ; mais combien n’était-ce pas plus-terrible encore pour moi !

Enseveli dans un trou si petit que je ne pouvais ni me redresser tout à fait ni m’allonger horizontalement, sans lit, sans feu, sans lumière, respirant un air fétide, couché sur des planches du chêne le plus dur, nourri de biscuit et d’eau, juste assez pour ne pas mourir de faim, sans autre distraction que le craquement continuel de la charpente du navire et le mugissement monotone des vagues : telle est l’existence qui m’attendait pendant six mois.

Et pourtant je ne m’en inquiétai pas. J’étais trop heureux d avoir échappé à la mort pour me préoccuper beaucoup de ma condition actuelle, si misérable qu’elle fût ; mais je ne devais pas tarder à m’en fatiguer. J’étais pour le moment tout à la joie et à la confiance. Je ne poussais cependant pas celle-ci jusqu’à me contenter d’un à peu près touchant mes moyens d’existence ; j’étais au contraire décidé à faire immédiatement le compte exact de mes provisions, afin de savoir si elles me dureraient jusqu’à la fin du voyage.

Je m’étais figuré d’abord que je n’arriverais jamais à consommer toute l’eau de ma futaille ni une caisse de biscuits de cette dimension ; mais, en y réfléchissant, je conçus quelques doutes. La goutte d’eau qui tombe constamment finit par faire un trou dans la pierre la plus dure et aussi par vider la plus grande citerne. C’est là une question de temps, et six mois c’est bien long ! près de deux cents jours !… Plus je réfléchissais, plus je sentais augmenter mon inquiétude. Il m’importait donc, pour y mettre un terme, de savoir au plus vite à quoi m’en tenir. Si je rencontrais une grande abondance de provisions, tant mieux ! plus de tourments ! mais, si, au contraire, j’étais menacé de me trouver à court, il me faudrait prendre la seule précaution possible et me mettre immédiatement à la ration.

Quand je me reporte au passé, je suis tout surpris de l’habileté que je déployais à un âge si tendre. La prévoyance et l’énergie que peut développer chez un enfant l’instinct de la conservation sont véritablement merveilleuses.

Sans autre préambule, je commençai mes calculs. Je pris pour point de départ une période de six mois, ou, plus exactement, de 183 jours, sans même en retrancher le temps (environ une semaine) qui s’était écoulé depuis que nous avions mis à la voile. Sûrement, en six mois, le navire pouvait faire la traversée et opérer son déchargement. En étais-je bien sûr cependant ? Non, loin de là ! Je savais bien que l’on comptait généralement six mois pour un voyage au Pérou ; mais s’agissait-il d’une traversée courte ou longue, ou seulement d’une moyenne ? je l’ignorais absolument, et alors comment baser mes calculs sur une donnée si incertaine ?

Il fallait bien tenir compte des retards