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corps d’égale forme et de même volume ; en les palpant je ne pus retenir un cri de joie.

C’étaient des biscuits, oui ! des biscuits grands comme une petite assiette, d’un demi-pouce d’épaisseur à peu près, lisses, ronds, agréables au toucher et d’une riche couleur brune… Oui, j’en devinais même la couleur, sachant que c’étaient de vrais biscuits de mer ou biscuits de matelots, comme on les appelle généralement pour les distinguer des biscuits blancs du capitaine, auxquels, suivant moi, ils sont supérieurs ; je les trouvai en effet plus suaves et plus sains.

Qu’ils me parurent bons ! car à l’instant même j’en portai un à ma bouche et y mordis à belles dents. Quel morceau délicieux ! Le premier fut bientôt avalé, et alors un second, un troisième, un quatrième et peut-être encore un autre se succédèrent. J’étais bien trop affamé pour m’amuser à compter, et, bien entendu, je les arrosai de copieuses libations.

Je ne me rappelle pas avoir fait, dans tout le cours de mon existence, un repas aussi délectable que celui-là. Je n’éprouvais pas seulement la jouissance de satisfaire un féroce appétit, jouissance très grande, comme chacun sait ; mais je m’enivrais aussi du bonheur de ma découverte. N’étais-je pas assuré désormais de vivre, alors que, l’instant auparavant, je m’étais cru condamné à périr ? Grâce à Dieu, j’étais sauvé. Avec une pareille provision de nourriture et d’eau, je pouvais m’alimenter, en dépit de l’obscurité de mon donjon, pendant des semaines, des mois entiers, jusqu’à la fin du voyage et le déchargement de la cargaison. La simple inspection de la caisse suffit pour me convaincre qu’il en était ainsi. Je n’avais qu’à avancer la main et les précieux biscuits roulaient en abondance sur le sol avec un bruit de castagnettes.

Quel bruit charmant ! Mes biscuits me causaient toutes les délices que l’avare ressent au milieu de ses trésors. Je crus que je ne me lasserais jamais de les manier, de les retirer de la caisse, de les y remettre, de les bousculer en tous sens. Je m’adonnai longtemps à ce jeu ; près d’une heure se passa avant que l’excitation causée par ma découverte me permît de penser et d’agir avec calme.

Il est difficile de décrire les sensations d’un homme arraché tout à coup aux bras de la mort. Celui qui court un danger ordinaire conserve toujours l’espoir d’en sortir sain et sauf ; les dénouements funestes sont heureusement l’exception ; mais, quand on s’est cru voué à une mort certaine et qu’on survit contre toute attente, il s’opère instantanément une réaction telle qu’on a vu des individus mourir de joie et d’autres devenir fous.

Je ne perdis, quant à moi, ni la vie ni la raison ; mais quiconque m’aurait observé quelque temps après l’ouverture de la caisse m’aurait certainement pris pour un fou.

Le bruit de l’eau coulant à plein jet du tonneau sur les planches mit tout à coup fin à mes transports. Le mugissement des vagues m’avait empêché de l’entendre jusque-là, quoiqu’elle coulât sans doute depuis longtemps.

Je ne me rappelais pas avoir remis le tampon la dernière fois que j’avais bu. S’il en était ainsi, la perte devait être considérable, et j’en fus effrayé.

Je m’en serais moins inquiété une heure plus tôt, car j’aurais toujours eu assez d’eau pour le temps que j’espérais vivre ; mais, actuellement, je me trouvais dans des conditions toutes nouvelles ; je pouvais rester plusieurs mois emprisonné derrière le tonneau ; chaque goutte d’eau m’était donc indispensable. Si je venais à en manquer avant la fin du voyage, je me retrouverais comme devant condamné à mourir de soif.

Sans perdre une seconde, j’arrêtai le jet en pressant mon doigt contre l’orifice que je bouchai ensuite avec le morceau de futaine. Cela fait, je procédai à la fabrication d’un fausset, comme j’en avais d’abord le dessein. Saisissant la planche que j’avais détachée de la caisse, j’y coupai sans difficulté un petit morceau de bois, auquel je donnai une forme conique et qui s’adaptait exactement à l’ouverture de la futaille.

Brave matelot ! Comme je te bénissais pour ton présent !

Je me reprochais ma négligence et je regrettais d’avoir percé le tonneau si bas. Je l’avais pourtant fait par précaution ; c’était d’ailleurs à un moment où je n’avais d’autre pensée que d’étancher ma soif le plus tôt possible.

Il était encore fort heureux que j’eusse remarqué si tôt l’écoulement ; s’il avait continué jusqu’à ce que la surface de l’eau fût descendue au niveau du trou de coulée, il ne m’en serait resté à peine que pour une semaine.