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Je restai longtemps absorbé dans cette singulière méditation. Il faut bien pourtant que le bien et le mal soient instinctifs, car quelque chose me disait qu’il est criminel de se tuer, même quand on se tue pour se dérober à la douleur. Cette pensée finit par dominer toutes les autres. Faisant appel à mon courage, je résolus d’attendre l’événement, quelle que fut la date fixée par Dieu au terme de mes maux.

Une fois décidé à épargner mes jours, je pris la ferme résolution de les prolonger aussi longtemps que possible. Quoique le reste de mon biscuit n’eût pas suffi à un bon repas, je m’imposai de ne le manger qu’en quatre fois, en y mettant autant d’intervalle que la faim me le permettrait.

Depuis que j’étais délivré des tortures de la soif, le désir de vivre n’avait fait que croître en moi. Pour dire la vérité, j’avais le pressentiment de ne pas mourir de faim, et ce pressentiment, si léger qu’il fut, soutint mon courage et me rendit quelques lueurs d’espérance. Je ne sais vraiment pas comment j’ai pu espérer encore, tant ma situation semblait sans issue. Mais n’avais-je pas obtenu quelques heures auparavant de l’eau en abondance, quoique j’eusse désespéré d’en avoir ? Et la main de la Providence n’était-elle pas visible dans cette circonstance presque miraculeuse ? Cette même main pouvait donc m’aider encore, m’arracher au supplice de la faim et me délivrer peut-être de mon affreuse prison.

Tout en m’abandonnant à ces pensées, je mangeai la moitié d’un biscuit et j’assouvis ma soif qui était revenue ; puis je remis le tampon à sa place et je m’assis en silence.

Douze heures environ s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles je passai tour à tour de l’espérance à la tristesse et au découragement. La faim me pressait de nouveau ; ne pouvant attendre plus longtemps, je mangeai mon second morceau. Hélas ! il ne fit qu’aiguiser mon appétit, et l’eau que je bus en abondance me remplit l’estomac sans en apaiser les tiraillements.

Six heures après, je fis un autre repas. Les quelques miettes qui le composaient étant avalées, je me sentis plus affamé que jamais. Aussi oubliai-je bientôt la résolution que j’avais prise de faire durer mes provisions plusieurs jours encore ; le premier n’était pas écoulé que tout avait disparu. Que manger maintenant ? Je pensai à mes souliers. J’avais lu que des hommes s’étaient soutenus quelque temps en mâchant leurs bottes, leurs guêtres, leurs ceintures, leurs gibecières et leurs selles. Le cuir est en effet une substance animale, et, même après avoir été tanné, il conserve quelques propriétés nutritives. Je pensai donc à mes chaussures. Je me baissais pour les délacer, quand je sentis quelque chose de froid sur ma nuque. C’était un filet d’eau qui s’écoulait après avoir chassé le chiffon de futaine. Je plaçai mon doigt sur l’ouverture ; puis, tâtant autour de moi, je finis par retrouver mon tampon et je le remis en place.

Cet accident s’était déjà produit plus d’une fois, au grand détriment de ma provision d’eau. L’idée me vint que, s’il se répétait pendant mon sommeil, je courais le risque d’en perdre la plus grande partie ; il fallait donc me procurer un tampon plus solide. Je cherchai autour de moi un petit morceau de bois, mais sans en trouver. Je songeai ensuite à en tailler un dans une des varangues du navire ; elles étaient en chêne si dur que je n’y pus réussir. À la fin j’y serais parvenu sans doute ; mais il me vint alors à l’esprit qu’il me serait beaucoup plus facile d’entamer la grande caisse de sapin. Le sapin, comme on sait, est bien moins dur que le chêne et infiniment meilleur pour faire un fausset.

Je me retournai aussitôt vers la caisse et je commençai à en palper la surface, à la recherche d’un endroit favorable. Ayant trouvé à l’un des coins une légère saillie formée par une planche, j’y enfonçai mon couteau ; puis le pressant fortement de haut en bas, je le manœuvrai alternativement comme un coin et comme un ciseau. Il est probable qu’au moment de l’arrimage les clous avaient été brisés ou arrachés dans un choc ; toujours est-il que la planche céda du premier coup, et que je la sentis vaciller. Je retirai immédiatement mon couteau, le déposai près de moi, et, appliquant mes doigts à la partie saillante de la planche, je tirai de toutes mes forces. Elle se détacha tout à fait après quelques craquements ; alors un bruit particulier attira mon attention. Il était produit par des objets d’une certaine dureté qui s’échappaient de la caisse et roulaient en tombant sur le plancher.

Poussé par la curiosité, j’étendis la main et ramassai, après quelques recherches, deux