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redeviendrait plus ardente que jamais. Dans ce cas j’étais perdu, perdu sans retour ; il ne me restait plus qu’à mourir comme tant d’autres dans un accès d’ivresse furieuse.

Le liquide suintait déjà entre le bois et la lame de mon couteau, et j’hésitais à pratiquer la dernière entaille tant je redoutais le résultat.

Enfin, poussé par les tortures de la soif, j’enfonçai ma lame, et les dernières fibres cédèrent. Presque au même moment je sentis un liquide frais m’arroser les mains et mouiller ma manche. Je retirai le couteau après l’avoir retourné dans le trou pour l’agrandir. Le jet partit alors avec force ; aussitôt j’appliquai mes lèvres à l’orifice et j’avalai de longues gorgées, non de spiritueux ou de vin, mais d’eau, d’une eau fraîche et délectable comme celle qui s’écoule des rochers.

Oh ! comme je bus de cette eau délicieuse ! Je me croyais insatiable. À la fin, pourtant, ma soif disparut entièrement ; mais l’effet ne fut point immédiat, et je dus revenir plusieurs fois au tonneau avant de me sentir tout à fait délivré de mes souffrances.

Ma soif passée, je me sentis plein d’espoir ; mais je n’oubliai point ma prudence habituelle. Dans les intervalles de mes libations, j’avais empêché l’eau de couler en obturant le trou du bout de mon index. Quelque chose me disait que je ferais bien de ménager le précieux liquide, et je résolus d’obéir à cette suggestion. Quand j’eus fini de boire, je me servis de mon doigt comme auparavant, mais à la longue je me fatiguai de lui faire jouer le rôle de bouchon, et je cherchai autre chose. Je tâtai sur les planches tout autour de moi ; impossible de rien trouver, pas le plus petit morceau de bois à portée de ma main droite. Mon index gauche était toujours à l’orifice ; je n’osais le retirer, tant j’avais peur de gaspiller mon eau. Je songeai au fromage qui me restait. Je le retirai de ma poche ; mais il était beaucoup trop mou pour ce que j’en voulais faire, et il s’émietta dès que je l’appliquai à l’ouverture. Le biscuit n’eût pas mieux valu sans doute. Comment m’y prendre ?

Je pensai alors à boucher le trou avec un morceau de ma jaquette de futaine. Sans perdre un instant, je coupai un morceau de l’un des pans, puis l’appliquant sur l’orifice, je l’enfonçai avec la lame de mon couteau, et je parvins à arrêter le jet. Il se produisait bien encore un léger suintement, mais c’était la moindre des choses. Ce tampon n’était que provisoire en attendant que je pusse imaginer une meilleure fermeture.

J’avais de nouveau le loisir de me livrer, à mes réflexions ; je n’ai pas besoin de dire qu’elles n’avaient rien de gai. Sans doute, je n’avais plus à craindre de mourir de soif ; mais n’étais-je pas forcément condamné à périr de faim dans quelques heures ? C’était inévitable ; il ne me restait plus de ma petite provision que deux biscuits et quelques miettes de fromage. J’en avais pour un repas à peine, après quoi viendrait la faim et bientôt la faiblesse, l’épuisement et la mort !

Chose étrange ! tant que j’avais souffert de la soif, cette pensée ne m’était pas venue, ou du moins je ne m’y étais pas arrêté. Comme je vous l’ai déjà dit, j’étais trop occupé de mes maux présents pour songer à ceux qui m’attendaient. À présent que j’envisageais ma situation avec sang-froid, mes appréhensions revinrent plus vives que jamais. Quand je dis appréhensions, je me trompe, c’est certitude que je devrais dire, certitude absolue d’une effroyable mort. En effet, je ne pouvais m’échapper de ma prison, et puisque je n’avais presque plus de provisions ni aucun espoir de m’en procurer de nouvelles, comment pouvais-je vivre ?

Ainsi, j’en étais réduit à mourir de faim, à moins de me suicider.

J’avais à choisir entre trois genres de mort : la faim, la soif et le couteau, et je vais bien vous étonner en vous disant que mon premier soin fut de considérer lequel de ces trois supplices serait le plus facile à supporter. Oui, c’était à cette heure ma principale préoccupation. Vous la trouverez bien naturelle si vous vous faites une idée de la position où j’étais.

J’avais presque failli mourir de soif ; je savais, par expérience, qu’il est difficile d’en finir avec la vie d’une façon plus affreuse. Je rejetai donc immédiatement ce genre de mort ; mais je réfléchis longuement sur les deux autres, et je pesai froidement le pour et le contre de chacun. Malheureusement, j’avais été élevé presque comme un païen ; j’ignorais à cette époque qu’il est criminel d’attenter à sa vie ; cette considération ne pouvait donc exercer aucune influence sur ma décision. Je n’avais d’autre idée que de conjecturer lequel des deux genres de mort en question serait le moins pénible.