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puis je crus entendre le sourd mugissement d’un vent impétueux. C’était le murmure confus des vagues qui fouettaient les flancs du navire. L'Inca se mettait donc en mouvement. Je me sentis alors saisi d’une joie inexprimable, et dans mon ivresse je m’écriai :

» Hourrah ! Nous voilà enfin partis ! »

Le balancement continuel du navire et le clapotement de l’eau, que j’entendais très distinctement, me convainquirent que nous avions quitté le quai et que nous gagnions le large. Quel bonheur ! je ne craignais plus d’être repris et reconduit à la ferme. Dans vingt-quatre heures, je voguerais loin de terre sur l’immense Atlantique. J’étais ravi du succès de mes plans.

Je trouvais bien un peu singulier de partir la nuit, car il faisait encore tout à fait sombre ; mais je pensai qu’on avait pris un pilote qui connaissait toutes les passes de la baie et pouvait nous conduire au large aussi bien qu’en plein jour.

Ce qui m’intriguait davantage, c’était la longueur de cette interminable nuit ; je ne pouvais me l’expliquer et je commençai à croire qu’ayant dormi tout un jour, je m’étais éveillé deux nuits de suite. Toutefois j’étais trop heureux d’être parti pour m’inquiéter beaucoup de la singularité du fait ; peu m’importait qu’on eût mis à la voile la nuit ou le jour, pourvu que nous pussions gagner la haute mer en sûreté. Je me recouchai donc en attendant le moment favorable pour me montrer sur le pont.

Je l’attendais avec impatience pour deux raisons : la première, c’est que je mourais de soif ; le fromage et le biscuit m’avaient altéré, et j’aurais bien donné toutes les provisions qui me restaient encore pour un verre d’eau ; la seconde, c’est que, ne pouvant m’allonger faute d’espace et étant couché depuis longtemps sur des planches fort dures, je me sentais tout courbaturé. Mes articulations étaient si douloureuses que je pouvais à peine me retourner. Je souffrais encore plus quand je restais immobile. Les tortures de la soif, jointes à mes souffrances, me causaient une agitation fébrile qui durait déjà depuis de longues heures. Jugez si j’avais hâte de sortir d’une position si pénible ; néanmoins, je jugeai prudent de ne pas me montrer si tôt.

Je savais qu’en général les navires prennent un pilote ; il était probable que nous en avions un. Si donc je commettais l’imprudence de paraître sur le pont avant qu’il eût quitté le bord, j’aurais certainement l’humiliation d’être ramené par le bateau-pilote, et je perdrais ainsi, en un moment, tout le fruit de mes efforts et de mes souffrances.

À supposer même que nous n’eussions pas de pilote, nous étions encore dans les parages fréquentés par les bateaux de pêche et les caboteurs. L’un d’eux, rentrant au port, nous accosterait sans peine, et j’y serais jeté comme un paquet de cordage. C’est pourquoi, en dépit de la soif et de la douleur qui me torturait les membres, je me gardai bien de quitter ma cachette.

Pendant une heure ou deux, le navire glissa paisiblement sur la mer. Le temps était calme, sans doute, et nous étions encore dans la baie ; mais bientôt il commença à tanguer légèrement, et j’entendais, par intervalles, le bordage craquer sous le choc puissant des vagues.

Ce changement ne pouvait que me réjouir.

« Évidemment, pensai-je, nous avons quitté la baie ; nous sommes en pleine mer, où la brise, toujours plus forte, rend les flots plus tumultueux ; le pilote ne peut tarder à partir, et je pourrai paraître sans danger. »

Je n’étais pourtant pas sans inquiétude sur l’accueil qui m’attendait. Je n’oubliais ni la brutalité du second ni les sarcasmes des hommes. Quelle ne serait point leur indignation en voyant que je les avais trompés ! Je serais maltraité sans aucun doute, peut-être même outrageusement fouetté. Franchement, je n’étais pas à mon aise et je me serais bien dispensé de me montrer.

Mais c’était impossible ; je ne pouvais pas rester caché pendant des semaines, que dis-je, pendant des mois ; je n’avais ni eau, ni provisions d’aucune sorte, et, tôt ou tard, il faudrait bien monter sur le pont et courir la chance.

Pendant que je me livrais à ces réflexions, je me sentis envahir par un malaise physique indéfinissable, pire que la soif et que mes douleurs articulaires. J’avais des vertiges et des nausées, la sueur me coulait du front, j’éprouvais à la gorge une sensation d’étranglement très pénible, il me semblait que mes poumons n’avaient plus assez de place pour se dilater dans ma poitrine ; je suffoquais. Une odeur infecte, provenant des eaux qui