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a dans le port des vaisseaux par douzaines ; qui sait s’il n’en est pas où l’on serait heureux de m’accueillir ! En tout cas, je me présenterai dans tous avant de renoncer à mes projets.

« Pourquoi me refuserait-on, après tout ? me disais-je encore. Quelle raison peut-on donner ? ma taille ? Ah ! oui, ils m’ont comparé à un épissoir et à un chevillot. Ils voulaient dire sans doute que je suis trop petit pour faire un matelot ; d’accord, mais je suis bien assez grand pour faire un mousse. J’ai entendu parler de mousses plus jeunes que moi. Mais à propos, quelle taille puis-je donc bien avoir ? Si j’avais une toise, je le saurais tout de suite. Faut-il que je sois étourdi de ne pas m’être mesuré avant de quitter la ferme ! Ne pourrais-je pas le faire ici ? »

J’en étais là de ces réflexions quand j’aperçus sur une des caisses le chiffre 4 p. grossièrement tracé à la craie ; il s’agissait évidemment de la longueur de la caisse : car la hauteur était bien loin d’atteindre quatre pieds. Cette indication était probablement destinée à guider les matelots dans l’arrimage ; quoi qu’il en soit, elle me procura le moyen de connaître ma taille à un pouce près, en moins de trois minutes.

Voici comment je procédai : je m’étendis par terre tout de mon long, parallèlement à la caisse, en ayant soin de placer mes talons de niveau avec l’une des extrémités ; puis, posant la main sur le sommet de ma tête, je constatai qu’il n’atteignait pas l’autre. J’eus beau allonger le cou et les jambes, il s’en fallait presque d’un pouce que je fusse aussi grand que la caisse était longue. J’avais donc un peu moins de quatre pieds ; comme je savais qu’un garçon de cette taille est un bien petit garçon, je me relevai très mortifié de ma découverte.

Avant de me mesurer, je n’avais vraiment aucune idée de ma petite taille. Quel est l’enfant qui ne se croit pas bien près d’être un homme ? Maintenant, je savais à quoi m’en tenir, et je ne m’étonnais plus que les camarades de Waters m’eussent comparé à un épissoir et à un chevillot. Honteux de ma stature lilliputienne, je sentis le courage m’abandonner. Quel navire consentirait à me recevoir ? Aucun certainement, car je n’avais jamais vu de mousse aussi petit que moi. Ceux des bricks et des schooners qui fréquentaient notre petit port avaient bien souvent, au contraire, la taille d’un homme. Il était donc absurde d’offrir mes services, et il ne me restait plus qu’à retourner à la ferme.

Toutefois, j’allai me rasseoir sur la caisse et je retombai dans mes réflexions. J’ai toujours eu l’esprit inventif, même dès ma plus tendre jeunesse : aussi ne fus-je pas longtemps avant de former un nouveau plan qui devait mettre un terme à mon embarras et assurer la réussite complète de mon entreprise.

Je me souvins d’avoir lu des aventures d’enfants et même d’hommes, transportés en pleine mer à bord des navires où ils s’étaient cachés, puis quittant leurs cachettes quand on était trop loin de terre pour pouvoir les y renvoyer. Ce fut pour moi un trait de lumière ; je formai sur-le-champ la résolution de suivre leur exemple. Ne pouvais-je pas, moi aussi, me faufiler à bord d’un navire, peut-être de celui-là même dont j’avais été si honteusement chassé ? C’était le seul qui parût sur le point de mettre à la voile ; mais, pour dire la vérité, dix autres fussent-ils partis en même temps, que je l’aurais encore choisi de préférence.

J’étais si irrité des moqueries de l’équipage et surtout des menaces du second, que ce petit tour de ma façon me semblait une douce vengeance. Je savais bien qu’on ne me jetterait pas à la mer. À part le second, les hommes ne s’étaient pas montrés hostiles ; ils avaient ri à mes dépens sans doute, ce qui était assez naturel, mais plusieurs m’avaient donné des marques de sympathie en apprenant que j’étais orphelin. Il était donc décidé que j’allais prendre passage sur l’Inca en dépit du capitaine, du second et de tout l’équipage.