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mettre le pied sur la planche, quand je vis un individu quitter le quai et se diriger de mon côté. Il portait le costume habituel des gens de la ville : redingote noire et chapeau de castor ; mais son teint bronzé et l’expression de son regard indiquaient assez qu’il appartenait à la marine. Il avait un pantalon de drap bleu comme les marins en portent d’ordinaire, et l’idée me vint en le voyant que j’avais devant moi le capitaine de l’Inca.

Je ne restai pas longtemps dans le doute. L’étranger monta à bord avec un air d’autorité et donna des ordres d’un ton qui dénotait suffisamment le commandant en chef.

Je pensai qu’en m’adressant directement à lui j’aurais peut-être encore une chance, et, revenant sur mes pas, je le suivis sans hésitation.

En dépit des remontrances du second, je continuai à suivre le capitaine. Je le rejoignis juste au moment où il allait entrer dans sa cabine.

J’attirai son attention en touchant le pan de son habit. Il se retourna avec surprise et me demanda ce que je lui voulais.

Je lui fis connaître mes intentions en aussi peu de mots que possible. Pour toute réponse il se mit à rire ; puis se retournant, il cria à l’un des hommes :

« Arrivez, Waters, hissez-moi ce marmot-là sur vos épaules et portez-le à terre. »

Sans ajouter une syllabe, il descendit l’échelle de dunette et disparut à mes yeux.

Au milieu de mon chagrin, je me sentis soulevé par les bras vigoureux de Waters qui, après avoir franchi la planche et fait quelques pas sur le quai, me déposa à terre et me dit :

« Maintenant, mon petit lapin, suis bien le conseil de Jack Waters ; reste loin de l’eau salée aussi longtemps que tu pourras, si tu ne veux pas être avalé par les requins. »

Après une pause pendant laquelle il sembla réfléchir :

« Ainsi tu es orphelin, mon pauvre petit ? ajouta-t-il, tu n’as ni père ni mère ?

— Non, répondis-je.

— Ah ! quel malheur ! Moi aussi j’ai été orphelin. Sais-tu que tu es un vaillant petit gaillard de vouloir naviguer ?… Ça mérite quelque chose. Si j’étais capitaine, je t’emmènerais avec moi ; mais, vois-tu, mon poste est sur le gaillard d’avant, et je ne peux rien pour toi. Pourtant je reviendrai quelque jour, et lu seras peut-être plus grand alors. En attendant, prends ça comme souvenir, et qui sait si à mon retour je ne te trouverai pas un hamac ! Allons, adieu, retourne à la maison comme un bon petit garçon et restes-y jusqu’à ce que tu sois un peu plus grand. »

Alors cet excellent homme me donna son couteau, puis il s’en retourna à bord et me laissa seul sur le quai.

Surpris de ces marques d’intérêt, je le suivis des yeux jusqu’au moment où il disparut. Mettant machinalement le couteau dans ma poche, je restai quelque temps à la même place. Mes réflexions n’étaient rien moins que plaisantes, comme vous devez le penser. Je n’avais jamais été si mortifié de ma vie. Tous mes beaux rêves s’étaient évanouis en moins de dix minutes. Après m’être tant bercé de l’espoir de prendre des ris dans les huniers et de visiter les contrées étrangères, je voyais avec amertume tous mes plans anéantis !

Je me sentais honteux et humilié ; j’étais convaincu que tous les passants connaissaient ma déconvenue. En outre, je voyais les matelots me regarder par-dessus les plats-bords d’un air gouailleur et je les entendais rire bruyamment. Incapable de supporter plus longtemps cette situation, je m’éloignai à la hâte.

Tout près de moi, d’immenses caisses, des barils et des ballots de marchandises formaient d’énormes piles dispersées çà et là sur le quai. Je me glissai dans l’un des intervalles qui séparaient ces piles et je me dérobai à tous les regards. J’éprouvai alors autant de satisfaction que si je venais d’échapper à un grand danger, tant on est heureux de fuir le ridicule, même quand il n’est pas mérité.

Je m’assis sur une caisse pour me livrer à mes réflexions. Quel était le meilleur parti à prendre ? Abandonner mes projets de voyages et retourner à la ferme chez mon vieil oncle hargneux et maussade ?

C’eût été, me direz-vous, le plus sage et le plus naturel. Peut-être bien ; mais, si la pensée m’en vint à l’esprit, je ne m’y arrêtai pas un seul instant.

« Non, me dis-je à moi-même, je ne me tiens pas pour battu, et je ne fuirai pas comme un lâche ; maintenant que j’ai fait le premier pas, j’irai jusqu’au bout. Qu’importe si on a refusé de me prendre sur l’Inca. Il y