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je pris pour le capitaine, me figurant que le commandant d’un aussi beau navire devait être un grand personnage superbement habillé.

L’homme à la jaquette bleue donnait constamment des ordres que les marins n’exécutaient pas toujours avec empressement. Je remarquai même qu’ils se permettaient souvent, sur la marche des travaux, des observations qui dégénéraient quelquefois en discussion générale. Tout se passe bien différemment à bord d’un navire de guerre, où l’ordre d’un officier est exécuté instantanément, sans réflexion ni remarque ; mais, à bord de l’Inca, la discipline ne paraissait pas des plus strictes, ainsi qu’il arrive en général dans la marine marchande. Toujours est-il que le bruit des voix, le grincement des poulies, le choc des caisses, le roulement des diables, composaient un vacarme comme je n’en avais jamais entendu ; j’en fus d’abord tout déconcerté, et je restai quelques minutes sans trop comprendre ce qui se passait autour de moi.

bientôt après, un énorme tonneau, que les matelots descendaient, étant arrivé à fond de cale et mis en place, le bruit cessa pour quelque temps. C’est alors qu’un des hommes jeta par hasard les yeux sur moi et me cria en me regardant d’un air de moquerie :

« Dis donc, petit, qu’est-ce que tu viens faire ici ? t’embarquer, hein ?

— Mais non, dit un autre, ne voyez-vous pas qu’il est capitaine et qu’il a son navire ? »

C’était une allusion à mon schooner que j’avais apporté avec moi et que je tenais à la main.

« Ohé ! du schooner, cria un troisième, en partance pour quel port ? »

Cette dernière boutade fut suivie d’un éclat de rire général, et tous les hommes me regardèrent avec curiosité.

Un peu troublé par cette réception un peu inattendue, je restai quelques instants sans savoir que dire ou faire ; mais je fus vite tiré de mon incertitude par le personnage à la jaquette bleue, qui, s’approchant de moi, me demanda d’un ton sérieux ce que je venais faire à bord. Je lui répondis que je voulais voir le capitaine, et comme je croyais parler au capitaine en personne, je me disposais à lui présenter ma requête.

« Voir le capitaine ? répéta-t-il, et que lui voulez-vous ? Je suis le second ; ne puis-je pas faire l’affaire ?

J’hésitai un moment ; mais comme il était le représentant du capitaine, je pensai qu’il n’y avait point de mal à lui déclarer franchement mes intentions, et je répondis :

« Je désire m’embarquer. »

Si l’équipage avait ri tout à l’heure, cette fois il éclata, et le second s’en donna d’aussi bon cœur que les autres.

« Dis donc, Bill, cria un des matelots en s’adressant à l’un de ses camarades, regarde-moi donc ce marmot-là ! Un marin, toi, jeune avorton ! mais tu n’es seulement pas si gros qu’un chevillot. Un marin ! tu veux donc me faire crever de rire.

— Ta mère sait-elle où tu es ? demanda un autre.

— Bien sur que non, dit un troisième, pas plus que son père ; je parierais bien que le moutard s’est sauvé de la maison. Tu les a plantés là, n’est-ce pas, jeune épinoche ?

— Écoute, me dit le second du navire, retourne chez ta mère, présente mes compliments à la vieille dame, et dis-lui de ma part de t’amarrer solidement pendant quelques années au pied d’une chaise avec les cordons de sa jupe. »

Cette recommandation excita de nouveaux éclats de rire.

Humilié de ces railleries, je ne savais que répondre. Dans ma confusion je balbutiai :

« Je n’ai plus de mère. »

Cette réponse sembla mettre un terme à la gaieté bruyante de ces rudes matelots, et j’entendis autour de moi quelques paroles sympathiques.

Il n’en fut pas de même du second, qui reprit sur le même ton moqueur :

« Alors va trouver ton père et dis-lui de te fouetter comme il faut.

— Je n’ai pas de père.

— Pauvre enfant ! c’est un orphelin, après tout, dit un matelot d’une voix compatissante.

— Pas de père non plus ! continua le second, qui me parut une brute sans entrailles, alors va chez ta grand’mère, chez ton oncle ou chez ta tante ; va au diable, si tu veux ! mais sors d’ici à l’instant, ou je te fais administrer une bonne douzaine de coups de garcette ; allons, décampe, entends-tu ? »

Ce méchant homme semblait parler sérieusement ; effrayé de ses menaces, j’obéis sur-le-champ et tournai les talons.

J’avais déjà atteint le passavant et j’allais