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perdiez le plaisir que vous vous étiez promis ! Mais il y a force majeure, et la guerre est une de ces affaires qu’on ne peut pas remettre !

— Sans doute, sans doute, fit le juge, manifestement soulagé d’une vive inquiétude. Commandant, nous serions désolés d’embarrasser en aucune façon vos mouvements… Dès demain nous quitterons le fort, et nous repartirons pour l’Est.

— Rien ne presse, mon cher juge. Il n’y a aucun danger chez nous, croyez-le bien. Le séjour du fort sera seulement un peu triste pour les dames quand tous nos officiers vont l’avoir quitté… »

Le digne magistrat vit où le commandant voulait en venir, et il s’empressa d’interrompre la conversation, ne se sentant aucun goût pour le rôle de consolateur de plusieurs Arianes abandonnées dans un fort désert.

« C’est vrai, commandant, fit-il. Je serais vraiment heureux de pouvoir vous être utile, mais je ne vois guère comment cela me serait possible… Vous m’excuserez, il faut que je voie à m’occuper du cheval de ma fille… J’espère que votre expédition sera couronnée d’un plein succès. »

Et il s’esquiva vers sa tente.

« Où est donc ma fille ? demanda-t-il au domestique qu’il trouva fort affairé à charger sur un mulet le bagage de la famille.

— Mademoiselle est avec miss Nettie Dashwood chez mistress Saint-Aure, je crois, » répondit le valet.

Le juge revint de ce côté, et il se disposait à pénétrer dans la tente qui lui était désignée, quand une voix bien connue lui fit tourner la tête :

« Bonjour, mon oncle ! Comment allez-vous ? Dieu merci, me voici de retour sain et sauf !

— C’est vous, Cornélius ?… dit le juge en voyant son neveu s’arrêter et descendre de cheval. Mais comment vous trouvez-vous ici ?

— Eh ! j’ai fait un crochet pour venir vous dire bonjour en passant. J’aurai le temps de rejoindre mes hommes avant qu’ils soient arrivés au fort. Mes cousines vont bien ?

— Elles sont là, chez mistress Saint-Aure… Mais ce qu’on dit de ce pauvre M. Armstrong est-il vrai ?

— Trop vrai, mon oncle. Vous ne verrez plus jamais le pauvre diable, répondit le lieutenant d’un ton dégagé, presque joyeux, il s’est fait prendre par les Indiens, et, à l’heure qu’il est, doit vraisemblablement avoir été rôti vivant. »

À ce moment on put voir une forme légère apparaître sur le pas de la tente. Une voix claire, bien timbrée, envoya au lieutenant ce compliment en un seul mot :

« Lâche ! »

Puis l’apparition s’éclipsa.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Cornélius avait légèrement pâli ; mais, reprenant aussitôt son aplomb habituel :

« Où est donc Juliette ? demanda-t-il.

— Elle est là, vous dis-je, chez mistress Saint-Aure, répondit le juge. La pauvre enfant a été très effrayée en apprenant que nous étions si près des Indiens. Et certes, il y a bien de quoi !… Entrez donc, nous allons voir comment elle se trouve. »

Cornélius, tout à l’heure si empressé de présenter ses hommages à sa cousine, ne semblait plus en avoir la moindre envie. Il regardait en hésitant la tente dont son oncle soulevait déjà la portière.

« Non, décidément, dit-il, cela me retarderait trop… Il faut que je rejoigne mes hommes… Adieu, mon oncle, dites à Juliette d’être sans inquiétude ; je suis là, avec mon détachement ! »

Et se remettant en selle, il détala comme s’il avait eu une bande de Sioux à ses trousses.