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quée en essayant de me hisser sur le tonneau. Fournirait-elle à ma jaquette un point d’appui suffisant ? J’en doutais, mais je n’avais pas le temps de me montrer difficile sur le choix des moyens. Je grimpai donc au sommet et je tentai l’expérience, malheureusement sans succès ; alors je me laissai glisser tristement, et, juste au moment où j’arrivais en bas, je disparus sous une nouvelle vague.

Si je n’avais pas réussi, c’est que ma tête m’avait empêché de tirer assez haut le collet de ma jaquette. Je regrimpai aussitôt avec une idée nouvelle ; j’espérais pouvoir fixer quelque chose au sommet du poteau et me suspendre à ce quelque chose ; mais qu’est-ce que cela pourrait bien être ?… J’avais fini par trouver, comme vous allez le voir.

Je portais par bonheur des bretelles, non des bretelles de pacotille, mais de bonnes bretelles en peau de daim bien solide. Voilà ce que je me proposais d’utiliser.

Sans perdre une minute, soutenu seulement par ma jaquette et par mes deux pieds fortement appuyés sur le poteau, je déboutonnai mes bretelles. Quoique cette posture fût très pénible, je ne négligeai aucune précaution. Je pris bien soin de ne pas les laisser tomber en les nouant, de faire le nœud très solide et d’y employer le moins possible de peau dont chaque pouce m’était indispensable. Les ayant assemblées, je fis un nœud coulant dont j’enserrai le poteau, je poussai le nœud jusqu’à l’étranglement juste au-dessous du baril et je tirai fortement. Il ne me restait plus qu’à passer l’autre extrémité à travers ma jaquette et à l’y nouer. J’y parvins après quelque temps ; alors, me laissant porter de tout mon poids, je restai un instant suspendu en l’air. Si quelque pilote m’avait vu en ce moment avec sa longue-vue, il aurait cru certainement à un suicide ou à un terrible crime.

Accablé comme je l’étais, je ne saurais dire si je ris alors de mon attitude bizarre ; mais j’aurais pu en rire, car toute crainte m’avait abandonné. Je me sentais aussi sauf que si j’avais vu Harry et son bateau à dix mètres de moi. Le vent pouvait souffler, la tempête se déchaîner, la mer me couvrir d’écume ; j’étais sûr maintenant de conserver ma position en dépit de tout, et cela me suffisait.

Elle n’était certes pas des plus confortables. De temps en temps, mes jambes étaient si fatiguées qu’elles abandonnaient le poteau, et alors je reprenais mon attitude de pendu, attitude très pénible et assez dangereuse. À cela comme à toute chose il y avait un remède, et je l’eus bientôt trouvé. Je fendis mon pantalon jusqu’aux genoux, je pris les deux languettes restant de cette déchirure, je les passai autour du poteau et les nouai ensemble du côté opposé ; j’obtins ainsi un support pour mes jambes, et moitié assis, moitié suspendu, je passai de la sorte le reste de la nuit.

Quand la mer se retira et découvrit les rochers, vous croyez peut-être que je descendis de ma perche sur le récif ; je m’en gardai bien ; je n’avais nulle envie d’y retourner, à moins de nécessité absolue. Quoique je ne fusse guère à mon aise, je résolus de ne rien changer à mon installation, dans la crainte de ne pouvoir la réussir aussi bien une seconde fois. D’ailleurs, en restant perché à cette hauteur, j’avais bien plus de chance d’être aperçu de la côte et de recevoir du secours.

Le secours, en effet, ne se fit point attendre. À peine l’aurore commença-t-elle à poindre à l’horizon que je vis un bateau s’avancer vers moi à force de rames. Dès qu’il s’approcha, je reconnus, ce que j’avais du reste deviné depuis longtemps, qu’il était monté par Henry Blew lui-même. Je n’essayerai pas de vous peindre ses transports de joie ; il agitait sa rame dans l’air et il poussait tour à tour des éclats de rire et des cris de triomphe à n’en plus finir. Quand il m’eut descendu du poteau et porté dans le canot avec toute sorte de précautions, je lui racontai mon aventure et la perte du youyou. Au lieu de se fâcher, il se mit à rire, disant qu’il était heureux qu’il ne me fût rien arrivé de pis. À partir de ce jour, jamais il ne m’adressa le moindre reproche au sujet de son youyou.