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tantôt elles me faisaient pivoter autour du poteau comme un acrobate qui fait la roue dans un gymnase. Je soutins virilement le premier choc. Je savais qu’il y allait de mon existence et j’étais déterminé à lutter jusqu’à la mort ; mais je sentais mes forces s’épuiser et j’étais agité de tristes pressentiments.

Que pouvais-je faire pour résister à la fureur des flots ? Si seulement j’avais eu une corde pour m’attacher au poteau ! mais une corde était aussi loin de moi qu’un bateau ou le fauteuil de mon oncle. C’était bien inutile d’y penser.

Au même moment, comme si un bon génie m’eût mis l’idée en tête, je m’avisai d’un bon expédient pour remplacer la corde qui me manquait.

Vous êtes impatients de savoir ce que c’était. Eh bien, écoutez :

Je portais, comme tous les enfants du peuple à cette époque, une jaquette d’étoffe grossière de coton à côtes. C’était mon habit de tous les jours, et, depuis la mort de ma pauvre mère, c’était aussi mon habit des dimanches. Ne nous moquons pas de ma jaquette. Depuis lors, j’ai sans doute été mieux vêtu ; j’ai porté le drap le plus fin qui soit sorti des métiers anglais ; pourtant toute la garde-robe que j’aie jamais possédée ne pèse pas dans mon estime autant que cette jaquette à côtes. Je puis dire, en effet, que je lui dois la vie. Il s’y trouvait heureusement une rangée de bons boutons, non pas de ces boutons d’os, de corne ou de plomb, comme on en porte à présent, mais de bons boutons de métal bien solides et grands comme un shilling.

Heureusement aussi j’avais ma jaquette sur moi. Vous vous souvenez, en effet, qu’avant de me mettre à l’eau pour courir après le youyou, je m’étais dépouillé de mes vêtements ; mais, à mon retour de l’expédition, l’air s’étant subitement refroidi, j’avais senti le besoin de me couvrir ; véritable bonne fortune pour moi, comme vous allez le voir.

À présent, comment supposez-vous que j’utilisai ma jaquette ? Croyez-vous que je la déchirai en bandes pour me servir de celles-ci en guise de cordes ? Non, cela eût été assez difficile pour un nageur ballotté par les vagues et n’ayant qu’une main de libre. Je n’aurais pas pu d’ailleurs retirer ma jaquette, qui était littéralement collée à ma peau. Je ne fis donc pas cela ; je recourus à un moyen aussi bon, peut-être meilleur. Je me serrai contre le poteau, je l’entourai de ma jaquette que j’avais eu soin d’ouvrir et je la reboutonnai du haut en bas. Elle était heureusement assez large pour cela. Mon oncle ne me rendit jamais de plus grand service dans sa vie que le jour où il me fit porter cette vilaine jaquette de coton, dans laquelle j’entrais comme dans un sac, et pourtant je me souviens que tout d’abord je pensai autrement.

Quand ma jaquette fut boutonnée, j’eus un moment de répit pour me reposer et réfléchir ; c’était le premier depuis bien longtemps. Je n’avais plus à craindre désormais d’être emporté par la mer, à moins que le poteau ne le fût avec moi. Maintenant, en effet, je faisais partie intégrante du signal au même titre que le tonneau dont il était couronné ; plus encore peut-être, car une haussière ne m’y aurait pas amarré aussi solidement que le faisait ma jaquette.

Cela ne suffisait pas malheureusement pour me mettre hors de danger. Je ne tardai point à m’apercevoir que ma situation ne s’était guère améliorée. En effet, une vague énorme vint rouler sur le récif et me passa par-dessus la tête ; j’essayai bien de l’éviter en me soulevant au moment de son passage ; mais j’étais si bien attaché que je ne pus réussir, et je me trouvai complètement submergé. En fait, je commençai à penser que le danger était pire qu’auparavant. Quand la vague fut passée, je me retrouvai, il est vrai, à la même place ; mais à quoi cela me servait-il ? Encore quelques immersions pareilles et je serais bientôt suffoqué ; mes forces m’abandonnant, je glisserais au bas du poteau où je trouverais une mort certaine.

Toutefois, au lieu de m’abandonner à ces réflexions peu consolantes, je me mis à considérer par quel moyen je pourrais me maintenir au-dessus des vagues. Je pouvais aisément grimper à la partie supérieure du poteau sans défaire un seul bouton ; mais, une fois-là, comment m’y soutenir ? Je glisserais évidemment. Ah ! s’il y avait eu seulement un clou, un nœud, une entaille, si j’avais eu un couteau pour en faire une… mais tout cela me manquait. Je me trompais pourtant. On avait appointé le poteau à son sommet, de sorte qu’il présentait une sorte d’étranglement juste au-dessus du point où il était fixé au tonneau. Je me souvins tout à coup de cette échancrure que j’avais remar-