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encore deux pieds pour que je pusse atteindre la ligne d’eau. Il fallait cependant en arriver là, et je travaillai sans prendre un instant de repos. Les difficultés que j’avais à vaincre allaient en grandissant ; toutes les pierres du voisinage étant maintenant employées, j’étais obligé de courir assez loin pour m’en procurer d’autres. C’était l’occasion de nouvelles chutes dans lesquelles je me contusionnais bras et jambes. Autre cause de retard : le monceau était devenu aussi haut que moi, la pose de chaque galet prenait quatre ou cinq minutes, et souvent, quand je le croyais bien assujetti, il dégringolait, au risque de me briser les membres.

Après deux heures au moins de travail, mon œuvre se trouva non pas finie, mais interrompue par la marée, comme vous pouvez le deviner. À peine la mer eut-elle commencé à couvrir le récif qu’il disparut complètement sous l’eau et se trouva bientôt à une profondeur considérable.

Malgré cela, je travaillais encore ; le corps courbé, à moitié plongé dans l’eau, je détachais de leur lit de grosses pierres que je hissais ensuite sur la pile. L’embrun me fouettait le visage ; parfois de grandes lames, déferlaient sur moi, menaçaient de m’engloutir ; cependant je travaillais toujours.

À la fin, l’eau devint si profonde qu’il me fut impossible de conserver mon équilibre. Alors, moitié à gué, moitié à la nage, je transportai ma dernière pierre ; puis, grimpant au sommet du refuge que je venais de construire, j’enlaçai avec force de mon bras droit le poteau de signal. Dans cette attitude, je surveillai en tremblant les progrès de la marée.

Je me garderai bien de vous dire que j’attendais les événements avec confiance ; bien loin de là, j’étais au contraire fort effrayé. Si j’avais eu le temps de donner à mon édifice une hauteur suffisante et de le faire assez solide pour qu’il résistât au choc des vagues, je me serais senti plus rassuré. Je savais bien que le poteau ne bougerait pas ; de mémoire d’homme il avait résisté aux plus furieuses tempêtes, mais mon tas de pierres m’inspirait de sérieuses inquiétudes. Comme il n’avait que cinq pieds et qu’il s’en fallait par conséquent d’un pied qu’il atteignît la ligne d’eau, j’étais bien sûr d’avoir les jambes mouillées. Et si la brise augmentait, si une tempête ou même une bourrasque venait à surgir, que deviendrais-je ? J’avais souvent observé, quand la mer était grosse, que les vagues passaient par-dessus le signal. Qu’une tempête s’élevât, j’étais donc perdu sans ressource. J’avais empilé les pierres à la hâte et sans ordre, juste comme elles me tombaient des mains, n’ayant pas le temps de les disposer en assises régulières, et j’avais senti, en y mettant le pied, qu’elles étaient loin d’être solides. Qu’arriverait-il si elles ne l’étaient pas assez pour résister au courant ou au choc des flots ! Entraîné dans leur chute, je serais noyé ou écrasé.

Longtemps je conservai ma première attitude, le bras autour du poteau, que je pressais sur ma poitrine comme un ami bien cher, et, de fait, c’était le seul que j’eusse en ce moment. Comment, sans lui, aurais-je pu bâtir mon cairn ? Et, quand même j’y serais parvenu, m’eût-il été possible de me maintenir au sommet de ce refuge improvisé sans le poteau qui me servait de soutien !

Je gardais mon attitude sans mouvoir un muscle ; à peine osais-je changer mes jambes de place, tant je craignais d’ébranler mon piédestal. Si, par malheur, il s’écroulait, je n’aurais plus, en effet, aucune chance de le rebâtir.

Mais, bien que je tinsse mon corps immobile, je tournais sans cesse la tête de côté et d’autre, fouillant pour la cinquantième fois tous les coins de l’horizon sans apercevoir la moindre voile. Par intervalles, mes regards s’arrêtaient sur les vagues immenses qui, revenant de leur course vagabonde, roulaient en mugissant sur le récif. Elles paraissaient en colère et grondaient en passant près de moi, comme pour me reprocher mon intrusion. Qu’étais-je, faible mortel, pour oser m’établir sur le théâtre favori de leurs sauvages ébats ! Il me sembla même qu’elles me parlaient. Pris de vertige en les regardant et me sentant défaillir, je crus que j’allais être englouti dans le sombre abîme. Je les vis s’élever peu à peu, passer sur les pierres et couvrir mes pieds qui y reposaient. Je les sentis monter, monter toujours ; déjà elles me baignaient les genoux… Ô ciel ! quand donc s’arrêteraient-elles ?

Pas encore… Bientôt elles m’entourèrent la taille et me couvrirent les épaules… Leur écume saumâtre me fouettait le visage, et, me pénétrant dans la bouche, le nez et les oreilles, m’étouffaient à demi !

Heureusement pour moi, la mer était