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mes mains ; presque aussitôt le bateau s’immergea tout à fait. Je n’eus que le temps de sauter à l’eau pour ne pas être englouti parle tourbillon qu’il laissa derrière lui.

Je jetai un dernier regard sur l’endroit où il venait de disparaître pour toujours, puis je nageai dans la direction du récif. Je réussis à l’atteindre, mais non sans peine ; j’avais à lutter contre la marée, et c’était le courant, aussi bien que la brise, qui avait fait dériver mon canot. Il était grand temps que j’atteignisse les rochers ; je n’aurais pu faire une autre brasse tant j’étais épuisé. Je restai quelques minutes étendu sur le bord où j’avais rampé en sortant de l’eau. Mais, dans ma situation, il n’y avait pas de temps à perdre, et, dès que j’eus repris haleine, je me relevai pour voir ce qu’il y avait à faire.

Chose singulière ! je jetai les yeux vers l’endroit où j’avais laissé mon bateau ; mais je n’en vis aucune trace ; je n’aperçus que les rames qui, pour le profit que j’en pouvais tirer, auraient bien pu aller le rejoindre.

Ensuite je dirigeai mes regards vers la côte ; je n’y vis rien que le village dont je distinguais à peine les maisons. Comme pour ajouter à l’horreur et aux périls de ma situation, le ciel s’était couvert de nuages et la brise fraîchissait encore. Bientôt même les vagues s’élevèrent à une grande hauteur et m’interceptèrent complètement la vue du rivage. Naturellement il ne m’eût servi à rien d’appeler au secours ; on ne m’aurait pas entendu même par le temps le plus calme. Je le comprenais si bien que je me tins coi.

Il n’y avait rien en vue, ni navire ni bateau d’aucune sorte. Comme c’était un dimanche, les chaloupes des pêcheurs restaient au port, Pas une voile à l’horizon ! Je me sentais aussi seul dans ce désert que si j’avais été cloué dans mon cercueil. Cette solitude me remplit d’effroi ; je me souviens que je me laissai choir sur les rochers et que je pleurai amèrement.

Pour augmenter mon agonie, les mouettes, irritées sans doute de ma présence sur leur îlot favori, planaient en masse sur ma tête et m’assourdissaient de leurs cris perçants. L’une ou l’autre, par moments, passait comme une flèche à portée de ma main, puis revenait en poussant des cris tellement sauvages, que je croyais qu’elle allait m’assaillir ; mais elle voulait seulement, je suppose, satisfaire sa curiosité. Après mûre réflexion, je ne vis pas autre chose à faire que de m’asseoir ou de rester debout, si je le préférais, et d’attendre qu’on vînt à mon secours.

Mais qui donc pourrait y venir ? Il n’y avait guère de chance que quelqu’un du village tournât les yeux vers le récif, et quand même cela arriverait, personne n’avait d’assez bons yeux pour m’y apercevoir.

Harry Blew et deux ou trois autres avaient bien une longue-vue, mais ils ne s’en servaient pas tous les jours. D’ailleurs, il y avait dix à parier contre un qu’ils ne la dirigeraient pas vers l’endroit ou j’étais. Jamais aucun bateau ne venait de ce côté, et les navires qui remontaient ou descendaient la baie passaient toujours au large du récif. J’avais donc peu de chance d’être aperçu de la côte, et moins encore de voir passer une embarcation quelconque assez près de moi pour que je pusse la héler.

Ce fut alors, avec un sentiment de profonde tristesse, que je m’assis sur les rochers en attendant les événements. Ce n’est pas que je craignisse de rester sur l’île assez longtemps pour y mourir de faim ; Harry Blew, ne voyant plus son youyou, se mettrait évidemment à ma recherche. Il était possible qu’il ne revînt que le soir de son excursion ; mais, la nuit venue, il rentrerait certainement. Soupçonnant alors que j’avais pris le youyou, puisque j’étais le seul à qui il l’eût permis, il se rendrait chez mon oncle en ne le trouvant pas, et mon absence, inquiétante à pareille heure, susciterait des recherches qui, je le supposais du moins, l’amèneraient bientôt de mon côté.

J’étais en vérité moins troublé de ma situation que du dommage que j’avais causé. Comment pourrais-je à l’avenir regarder mon ami Blew en face ? Comment le dédommagerais-je de la perte de son canot ? Je n’avais point d’argent et je craignais bien que mon oncle ne refusât de le payer. Il fallait pourtant qu’Harry fût remboursé, mais par qui et comment ? Si seulement mon oncle voulait me permettre de travailler pour Harry, je m’acquitterais de cette manière ; je travaille rais à tant par semaine jusqu’à payement intégral, pourvu qu’il pût m’employer.

Je me mis alors à calculer la valeur du youyou ; c’était en ce moment ma principale préoccupation, et il ne m’était pas encore venu à l’esprit que ma vie fût en danger.