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deviner pourquoi. Pour ne point les effrayer, je ramai doucement et en silence, plongeant mes avirons avec les précautions infinies d’un chat qui se dirige vers sa proie. Arrivé à deux cents mètres environ, je levai de nouveau mes rames et tournai la tête. Je vis que les oiseaux n’avaient point encore pris l’alarme. Quoique sauvages, les mouettes se dérangent rarement tant qu’elles sont hors de portée d’un fusil ordinaire, distance qu’elles savent parfaitement apprécier. Si j’avais été muni d’un arme à feu, il est probable qu’elles se fussent envolées avant que je me trouvasse aussi près. Les mouettes, comme les corneilles, distinguent de très loin un fusil d’un bâton ; mais je n’avais point de fusil, et si j’en avais eu un, je n’aurais pas su m’en servir.

Je les examinai longtemps avec une vive curiosité. Tous ces oiseaux étaient des mouettes, mais de deux espèces différentes de taille et de couleur. Les unes avaient la tête noire et les ailes grisâtres ; les autres, plus grandes, étaient presque entièrement blanches ; toutes avaient un air de propreté telle qu’il semblait qu’une tache de boue n’eût jamais souillé leur plumage, et leurs pattes d’un rouge magnifique offraient l’éclat du corail le plus pur. J’observai qu’elles s’occupaient de diverses manières : les unes cherchaient leur nourriture, composée de petits poissons, de crabes, de crevettes, de homards, de moules et d’animaux du même genre abandonnés par la mer, tandis que d’autres lissaient leurs plumes dont elles paraissaient très fières. Mais, quoiqu’elles semblassent contentes et heureuses, elles n’étaient pas plus que les autres êtres à l’abri des soucis et des mauvaises passions. Je fus témoin en effet de plusieurs querelles terribles que je ne pus attribuer qu’à la jalousie.

Rien de plus intéressant que de regarder celles qui péchaient. Je les voyais se précipiter de plus de cent mètres, plonger presque sans bruit, puis émerger l’instant d’après avec une proie dans le bec. Les mouvements du milan lui-même ne sont pas plus gracieux que ceux de la mouette engagée dans ses occupations de pêche. Ses brusques zigzags, la pause momentanée qu’elle fait pour déterminer avec précision la position de sa proie, sa descente rapide comme une flèche, le plongeon, l’écume qui bouillonne sur l’abîme où vient de s’engloutir cet éclair ailé, et enfin la réapparition subite de la blanche pêcheuse à la surface azurée, tout cela forme un tableau tel, que l’homme, avec tous les éléments dont il dispose, n’en saurait produire déplus saisissant.

Longtemps je restai immobile à le contempler, puis je songeai à aborder l’îlot, but final de mon excursion. Les charmants oiseaux me laissèrent venir tout près d’eux sans quitter leurs places, tant ils semblaient peu redouter ma présence ; puis ils s’envolèrent juste au-dessus de ma tête, si bien que j’aurai presque pu les atteindre avec mon aviron.

L’un d’eux, qui me parut le plus gros de la bande, sans doute parce qu’il était le plus en vue, était resté tout le temps au sommet de la perche. Ce fut lui qui prit le premier son vol en jetant un cri aigu comme pour engager ses compagnons à le suivre. Était-il le chef de la bande ou seulement la sentinelle ? Je l’ignore, mais je connaissais cette tactique pour l’avoir vu souvent pratiquer par les corneilles en train de piller les champs de fèves ou de pommes de terre.

Le départ des oiseaux m’attrista ; la mer me sembla plus sombre, ce qui était assez naturel. Au lieu du blanc plumage des mouettes qui m’avait tant charmé la vue, je n’avais plus sous les yeux qu’un rocher désolé couvert de pierres éparses aussi noires que si on les eût goudronnées. Ma tristesse avait encore une autre cause ; une légère brise s’était élevée pendant qu’un nuage masquait le disque solaire, et la plaine liquide, naguère si calme et si limpide, était devenue tout à coup grisâtre et agitée. L’aspect du récif me parut peu engageant ; mais j’étais venu pour l’explorer, et je ramai jusqu’à ce que la quille du youyou vint butter contre les rochers. Je mis mon canot en sûreté dans une petite anse que je venais de découvrir ; puis, sautant à terre, je me dirigeai vers la perche que je voyais de loin depuis tant d’années et avec laquelle j’aspirais à faire plus ample connaissance.