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CHAPITRE II
LE YOUYOU


Je devins bientôt l’ami intime du jeune batelier dont j’avais fait connaissance d’une façon si émouvante. Harry Blew était aussi bon que brave ; il me montra autant d’affection que je lui en témoignais moi-même. Il n’épargna ni temps ni peine pour faire de moi un excellent nageur et pour m’enseigner à manier l’aviron ; si bien que je parvins en très peu de temps à ramer, même à deux mains, mieux qu’un enfant de mon âge. Jugez si j’étais fier quand j’obtenais la permission d’aller démarrer le bateau dans la crique où il était remisé, et de le conduire à quelque point de la baie pour prendre Harry qui m’y attendait. Il m’arrivait bien quelquefois, en passant près de la côte ou d’un navire à l’ancre, d’entendre des remarques peu gracieuses à mon adresse, accompagnées d’éclats de rire et de moqueries : « Regardez-moi ce jeune morveux ! En voilà un gaillard pour tenir une paire de rames ! »

Ces plaisanteries ne me mortifiaient pas le moins du monde ; au contraire, j’étais heureux de voir que, malgré mon extrême jeunesse, je savais diriger mon canot aussi bien et aussi rapidement que beaucoup de ceux qui avaient deux fois ma taille.

Aussi les railleries cessèrent-elles bientôt. Les gens du village, voyant mon savoir-faire, me prirent en affection ; ils m’appelaient souvent le petit batelier et le jeune matelot, et plus souvent le petit loup de mer. Mon père voulait faire de moi un marin. S’il avait vécu, il m’aurait emmené avec lui à son prochain voyage. Pour m’entretenir dans ces idées, ma mère m’habillait toujours en matelot, jaquette et pantalon bleus, cravate de soie noire et col rabattu. J’en étais tout fier, et ce fut mon costume sans doute qui me valut le sobriquet de petit loup de mer. Je préférais ce nom aux autres parce que c’était Harry Blew qui me l’avait donné le premier.

Harry Blew était alors fort bien dans ses affaires ; il possédait deux embarcations. La plus grande, qu’il appelait la yole, il l’employait quand trois ou quatre personnes voulaient faire une excursion à la voile ; la petite, plus maniable, lui servait pour conduire un seul passager. Dans la saison des bains où les excursionnistes sont nombreux, la yole était toujours en route, tandis que le youyou restait oisif amarré au rivage ; j’avais alors la permission de m’en servir pour mon amusement et d’emmener un camarade avec moi, si j’en avais envie. Au sortir de l’école, j’avais l’habitude de démarrer le youyou et de parcourir le port d’un bout à l’autre en ramant ; j’étais rarement seul, car la plupart de mes condisciples raffolaient de canotage, et plus d’un m’enviait l’inestimable privilège de disposer d’un bateau à ma guise. L’un ou l’autre m’accompagnait donc chaque jour, quand l’état de la mer le permettait. J’avais toujours soin de me tenir à une courte distance de la côte, de crainte que le petit canot, saisi par une rafale, ne vînt à chavirer.

Je devins pourtant moins timide à la longue ; plusieurs fois il m’arriva de m’avancer à plus d’une mille du rivage. Mon ami le batelier m’adressa un jour des remontrances ; mais elles auraient produit plus d’effet si je ne l’avais entendu un moment après dire à un de ses compagnons :

« Un enfant étonnant, n’est-ce pas, Bob ? Il est de la bonne race et sera un vrai marin pour peu qu’il vive. »

Cette remarque me fit penser qu’après tout Harry n’était point fâché de mon audace ; aussi sa recommandation de ne pas m’éloigner du bord n’eut-elle guère d’effet sur moi.