Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/599

Cette page n’a pas encore été corrigée

êtes jeunes ; plus tard vous n’en aurez probablement ni le temps, ni l’occasion, ni l’envie. Vous pouvez d’ailleurs tomber à l’eau et vous noyer bien avant que votre barbe pousse.

Que de fois, pour mon compte, je l’ai échappé belle ! Cette mer, que j’aimais avec passion, paraissait à chaque instant vouloir m’ensevelir, et je l’aurais taxée d’ingratitude si je ne la savais aveugle et irresponsable.

Mon plongeon dans l’étang datait de trois semaines, et j’avais déjà pris plusieurs leçons de natation, quand une nouvelle aventure faillit mettre un terme à mes exercices aquatiques. Ce ne fut point cette fois dans la pièce d’un parc où nous n’avions pas la permission de nous baigner ; d’ailleurs, quand on habite le bord de la mer, on se soucie peu de se baigner dans l’eau douce, et c’est dans l’eau salée que je prenais mes ébats. Notre plage, il faut le dire, ne jouissait pas d’une bien bonne réputation ; ses galets, son sable doré et ses blanches coquilles la rendaient fort jolie sans doute, mais on y trouvait un courant dangereux pour les nageurs inexpérimentés. Quelqu’un s’y était noyé ; il y avait si longtemps, du reste, qu’on n’en parlait presque plus. Plus récemment, plusieurs baigneurs, entraînés au large, auraient péri, si des embarcations envoyées à leur secours n’avaient réussi à les recueillir.

Chose singulière ! les anciens et les gros bonnets du village ne faisaient jamais allusion à ces accidents et haussaient les épaules dès qu’on leur en parlait. Les uns niaient l’existence du courant ; les autres le disaient parfaitement inoffensif, et pourtant ils défendaient tous à leurs enfants de se baigner à l’endroit réputé dangereux. Pourquoi cette réserve ? Je l’ignorais alors ; mais j’en devinai plus tard le motif, quand je revins au village après quarante ans d’absence. C’est que, voyez-vous, notre localité est une petite station de bains, et elle doit une partie de sa prospérité aux étrangers qui viennent y passer quelques semaines dans la belle saison. Or, si ces visiteurs entendaient jamais parler du courant et des accidents qu’il a occasionnés, ils s’abstiendraient sans doute de revenir ; aussi ne mentionnons jamais ce sujet désagréable, si nous tenons à rester en bons termes avec nos gros bonnets.

Voilà une bien longue histoire, mes jeunes amis, pour en arriver à vous dire que je fus noyé dans le courant, mais réellement noyé. « Pas tout à fait, direz-vous, puisque vous n’êtes pas mort. » Eh bien, j’en doute encore, car j’étais inanimé et insensible, et l’on m’aurait coupé en morceaux sans me causer la moindre douleur. Si je revins à la vie, je le dois à un jeune marinier du village, Harry Blew.

Cette aventure est fort ordinaire, sans doute ; mon but en vous la racontant est de vous apprendre comment je fis la connaissance de Harry, parce que son exemple et ses conseils exercèrent sur mon avenir une influence considérable.

Je m’étais rendu sur la plage pour m’y baigner comme de coutume. Je me trouvais à un endroit peu fréquenté en général par les baigneurs et où le courant était fort rapide ; aussi, dès que j’entrai dans l’eau, il me saisit et m’entraîna au large, beaucoup trop loin pour que je pusse regagner le rivage à la nage. Soit que la terreur paralysât mes forces, car j’avais conscience du danger, soit pour tout autre motif, il me fut impossible de nager, et je coulai comme une sonde.

Je remontai sans doute à la surface, car je me souviens d’avoir vu près de moi un canot monté par un homme ; puis tout à coup ma vue s’obscurcit, les oreilles me tintèrent, et je perdis connaissance.

Quand je revins à moi et que j’ouvris les yeux, un homme agenouillé à mes côtés exécutait les manœuvres les plus grotesques. Il me frictionnait tout le corps avec ses mains ; il me comprimait le ventre au-dessous des côtes, me soufflait dans la bouche et me titillait les narines avec une plume.

C’était Harry Blew, qui me rappelait à la vie. Dès que je repris mes sens, il me prit dans ses bras et me porta à la maison, où ma pauvre mère faillit devenir folle en me voyant dans cet état. Aussitôt on me fit avaler quelques gorgées de vin, on me mit aux pieds des briques et des bouteilles chaudes, on me roula dans des couvertures, on m’oignit le nez d’huile de corne de cerf ; enfin je dus prendre je ne sais combien de remèdes avant que les assistants me déclarassent hors de danger.

Vingt-quatre heures après j’étais sur pied aussi frais, aussi alerte que jamais.

Je venais de recevoir une rude leçon dont j’aurais dû profiter. Vous verrez par la suite de cette histoire qu’elle ne me servit absolument de rien.