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étaient prononcés, et on m’a souvent dit quelle peine on avait, quand j’étais tout jeune, à m’éloigner des mares et des pièces d’eau. C’est dans l’une de celles-ci que m’arriva ma première aventure, toujours restée présente à ma mémoire.

J’étais alors à cet heureux âge où l’on fait naviguer les bateaux de papier ; je construisais les miens soit avec les feuilles d’un vieux livre, soit avec des journaux, et je les lançais sur la mare aux canards qui était mon Océan. Mais j’eus bientôt quelque chose de mieux ; après avoir économisé pendant six mois mon argent de poche, je me trouvai assez riche pour acheter un sloop muni de tous ses agrès, qu’un vieux pêcheur avait construit à ses moments perdus. Il n’avait que six pouces de long, à peine trois de large, et son tonnage n’excédait guère une demi-livre ; mais, si petit qu’il fût, il possédait à mes yeux toute la magnificence d’un trois-ponts.

Mon sloop me parut trop grand pour naviguer sur la mare aux canards ; je cherchai alors une pièce d’eau assez étendue pour qu’il pût montrer toutes ses qualités nautiques. Je trouvai bientôt un vaste étang ou plutôt un lac dont l’eau était transparente comme le cristal.

Ce lac magnifique, sur les bords duquel se sont écoulées les heures les plus heureuses de mon enfance, était situé dans le parc d’un gentilhomme du voisinage. Ce gentilhomme, aussi bienveillant que libéral, permettait aux villageois de passer sur ses terres et aux enfants de faire voguer leurs bateaux sur le lac ou de jouer à la crosse dans ses prairies, à la seule condition de ne point endommager les fleurs et les arbustes qui bordaient les allées.

Nous étions si reconnaissants de cette faveur que jamais, à ma connaissance, on n’eut à nous reprocher le plus petit dégât.

Le parc et la pièce d’eau existent encore, comme vous le savez, mais le digne gentilhomme a depuis longtemps quitté ce monde. Il était déjà vieux à cette époque, et je parle de soixante ans.

Il y avait alors sur le lac une demi-douzaine de cygnes, si j’ai bonne mémoire, et beaucoup d’oiseaux aquatiques assez rares. C’était un bonheur pour les enfants de donner à manger à ces charmants oiseaux ; aussi l’un ou l’autre apportait-il chaque jour du pain à leur intention. Quant à moi, je n’allais jamais au lac les poches vides.

Un jour, je m’étais rendu au lac de bonne heure. Aucun de mes compagnons ne s’y trouvait encore ; néanmoins, je lançai mon sloop comme d’habitude et je fis le tour pour le rejoindre sur le bord opposé. Il marchait très lentement tant la brise était faible ; je pouvais flâner à mon aise. Je n’avais point oublié mes amis les cygnes, à l’intention desquels je commettais bien souvent de légers larcins dans le buffet maternel. J’avais du pain plein mes poches et, dès que j’atteignis la partie escarpée du bord, je m’y arrêtai pour le leur distribuer.

Aussitôt les cygnes se dirigèrent de mon côté, glissant rapidement à la surface de l’eau, le cou gracieusement arqué et les ailes légèrement déployées. En quelques secondes ils étaient près de moi, le bec en l’air, épiant de leurs yeux avides mes moindres mouvements.

Je pris une branche d’arbre que je fendis à l’un des bouts ; puis, plaçant mon pain dans la fente, je procédai comme d’habitude. Les morceaux disparaissaient avec rapidité ; j’avais déjà presque vidé mes poches, quand la motte de gazon qui me portait se détacha et m’entraîna avec elle.

Je tombai à l’eau comme une pierre ; ne sachant point nager, je serais allé au fond, si je ne m’étais trouvé au milieu des cygnes, aussi étonnés de ma chute que je l’étais moi-même.

Poussé par l’instinct de la conservation commun à tous les êtres vivants, j’étendis les mains, comme font tous les gens qui se noient, pour saisir le premier objet venu ; j’attrapai ainsi la patte d’un des plus gros cygnes, à laquelle je me cramponnai de toutes mes forces.

À mon premier plongeon l’eau m’avait rempli les yeux et les oreilles ; j’avais à peine la conscience de ce que je faisais. J’entendais seulement le clapotage occasionné par les cygnes qui fuyaient avec effroi ; mais, au bout d’un instant, je m’aperçus que j’avais saisi la patte de l’un d’eux qui m’entraînait rapidement à la remorque. En moins de temps que je n’en mets à le dire, j’avais traversé plus de la moitié du lac. Le cygne ne cherchait point à nager, mais rasait en volant la surface de l’eau. La terreur avait certainement doublé ses forces, sans quoi, si fort qu’il fût, il n’aurait jamais pu soutenir un poids pareil. Cette situation ne pouvait se prolonger beaucoup. Je faisais à chaque instant un nouveau plongeon ; l’eau me remplis-