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rien de ce qui me concerne. Ils m’appellent capitaine Forster ou simplement capitaine, quoique je n’aie en réalité aucun droit à ce titre ; je ne l’ai jamais obtenu ni dans l’armée ni dans la marine. C’est seulement comme patron que je commandais jadis un navire marchand ; si donc les villageois m’appellent capitaine, c’est par courtoisie.

Ils me voient passer chaque jour, ma longue vue sous le bras, quand je me rends sur la jetée pour observer tous les coins de l’horizon. À part cela, les gens du village ne savent presque rien de mes habitudes ni de mon histoire. Ils me savent très riche en livres et fort adonné à la lecture ; aussi me tiennent-ils pour un savant de premier ordre.

Il n’est pas surprenant que mes compatriotes soient si peu au courant de ce qui me concerne ; je n’avais, que douze ans quand j’ai quitté le village, et pendant quarante ans je n’y ai pas remis les pieds.

À mon retour, je vis que tout le monde m’avait oublié ; tout au plus se souvenait-on de mes parents. Mon père, qui était marin, restait bien rarement chez nous, aussi n’ai-je conservé de lui aucun souvenir ; je me rappelle seulement le chagrin que me causa la nouvelle de son naufrage et de sa mort. Ma mère, hélas ! le suivit bientôt dans la tombe, et leur mort date de si loin qu’on les avait naturellement oubliés.

Ne croyez pas toutefois que je vive comme un ermite. Quoique j’aie quitté la marine pour finir mes jours en paix, je ne suis point misanthrope. Au contraire, j’ai toujours aimé la société et, malgré mon âge, je me plais surtout dans celle des jeunes garçons ; aussi puis-je me vanter d’être le favori de tous les jeunes villageois. Je les aide des heures entières à lancer leurs cerfs-volants, ou à faire naviguer leurs petits bateaux, me souvenant du bonheur que me causaient ces amusements quand j’étais gamin.

Les braves enfants ne se doutent guère que le bonhomme qui s’amuse en partageant leurs jeux a passé la plus grande partie de sa vie au milieu des plus grands périls et des aventures les plus singulières.

Il y a cependant plusieurs de mes concitoyens à qui j’ai raconté quelques fragments de mon histoire. J’en fais volontiers le récit à ceux qui s’y intéressent ; j’ai trouvé même dans ce paisible village un auditoire qui me fait honneur. Nous avons en effet, dans les environs, un collège qui ne reçoit que de jeunes gentlemen, et c’est parmi eux que je trouve mes auditeurs les plus attentifs.

Je les rencontrais presque chaque jour dans mes promenades sur la côte. Mon teint hâlé, ma tournure de vieux loup de mer attirèrent leur attention ; nous fûmes bientôt amis, et de temps en temps, à leur prière, je leur racontai quelques-unes de mes aventures.

J’étais heureux, moi aussi, je l’avoue sans honte ; les vieux soldats et les vieux marins aiment-ils rien tant que de raconter leurs exploits ?

Un matin, je rencontrai mes jeunes amis plus tôt que d’habitude et je vis qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Ils étaient assemblés en grand nombre ; le plus âgé tenait à la main un papier soigneusement plié. Dès que j’approchai, il me le remit sans rien dire. Je l’ouvris ; c’était une pétition signée par tous mes jeunes amis ; elle était ainsi conçue :

« Cher capitaine, nous avons congé jusqu’à ce soir et nous ne saurions l’employer avec plus de plaisir ou de profit qu’en vous écoutant. C’est pourquoi nous prenons la liberté de solliciter de vous le récit d’un des événements les plus remarquables de votre aventureuse existence. Nous préférerions quelque chose d’émouvant ; choisissez toutefois ce qui vous sera le plus agréable ; nous promettons de vous écouter attentivement, nous savons qu’il nous est facile de tenir cette promesse. Puissiez-vous, cher capitaine, nous accorder la faveur que nous vous demandons, et vos solliciteurs vous en conserveront une éternelle reconnaissance. »

Je ne pouvais refuser une requête si polie ; je n’hésitai donc point à satisfaire la curiosité de ces jeunes garçons. Je choisis le chapitre de ma vie que je crus le plus propre à les intéresser ; c’est l’histoire de mon enfance et de mon premier voyage en mer : « Voyage dans les ténèbres, » comme je l’ai appelé, à cause des circonstances singulières dans lesquelles il s’est accompli.

Assis sur la plage, en face de la mer, au milieu du cercle formé par mes auditeurs, je commençai mon récit.

Dès l’âge le plus tendre, j’aimais l’eau avec passion ; mon père, mon grand-père et mon bisaïeul avaient été marins ; je chassais de race. En effet, l’eau semblait être mon élément naturel, tant mes goûts aquatiques