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« Ce n’est pas tout à fait une raison, patron, répondit le Tapuyo. Il se pourrait que ce tigre eût été surpris par l’inondation, et alors qu’il eût cherché, comme nous-mêmes, un refuge sur le sommet des arbres ; mais il a de plus que nous qu’il peut nager quand il lui plaît, et que son instinct le guide vers la terre ferme. Du reste, il y a des endroits dans le gapo où la terre est au-dessus de l’eau : ce sont des étendues de hauts terrains qui, durant la vasanté, deviennent des îles. Le jacarité est enchanté d’y demeurer, parce qu’il y trouve ses victimes, pour ainsi dire, renfermées dans sa prison. Non, patron, la présence du tigre n’est pas un signe de terre ferme : nous pouvons en être éloignés de beaucoup encore. »

Pendant qu’il parlait, le cri du jaguar se fit de nouveau entendre, et fut suivi d’un intervalle de silence de la part des autres habitants de la forêt. Mais bientôt une clameur épouvantable, partie de la malocca, pénétra sous l’arcade où se tenaient nos aventuriers. Munday, qui avait une grande connaissance des habitudes des ennemis de son pays, dit que ces chants lugubres étaient des signes de joie. Cette assurance du Tapuyo rassura ses camarades. Évidemment alors l’absence du Mura n’était pour rien dans cette clameur effrayante.

Minuit arriva, et la lune continua de briller claire et sereine — trop splendidement pour ceux qui étaient assis sur le monguba.

Munday commença à montrer des signes d’anxiété ; plusieurs fois il s’était jeté à l’eau, et, après quelques brasses, il était revenu vers ses compagnons avec un visage tout soucieux.

Cependant, quand, après sa sixième excursion, il remonta sur le monguba, son front s’était éclairci.

« Vous êtes plus content, lui demanda Trevaniow. Pourquoi ?

— J’ai vu un nuage.

— Je ne comprends pas en quoi cela peut être si réjouissant.

— J’ai vu un nuage — pas bien gros — mais à l’est, c’est-à-dire-dans la direction de Gran Para. Cela signifie beaucoup.

— En vérité ?

— Certainement. Au-dessus de Gran Para est la Grande-Rivière, et l’orage, dont nous avons besoin, va nous arriver. Cela est assez clair ; il faut que j’aille à l’embouchure de l’igarapé, et que j’examine de nouveau le ciel. Ayez patience, patron, et priez pour que je rapporte de bonnes nouvelles. »

En parlant ainsi, le Tapuyo se rejeta à la nage. Son absence dura une demi-heure ; mais les nouvelles qu’il était allé chercher furent révélées à ses camarades, avant son retour, par des signes certains. Les rayons de la lune étaient devenus de moins en moins clairs, et bientôt une obscurité uniforme régna sur le gapo ; elle devint telle que, lorsque le nageur revint de son expédition, on n’en fut averti que par le bruit produit dans l’eau par ses bras.

« Le temps est venu, dit-il alors, de mettre mon nouveau plan à exécution. Je ne me trompais pas : l’orage arrive ; dans quelques minutes l’obscurité sera assez profonde pour qu’on puisse entrer dans la malocca.

— Comment, c’est là votre projet ?

— Oui, patron.

— Et vous irez seul ?

— Non ; je désire emmener quelqu’un avec moi.

— Qui ?

— Quelqu’un qui puisse nager comme un poisson.

— Mon neveu Richard, alors ?

— Lui-même. Aucun autre ne pourrait m’être aussi utile.

— Mais il y a un grand danger à courir !

— Oui, répondit le Tapuyo ; mais il y a encore plus de danger à ne pas y aller. Si nous réussissons, nous serons sauvés ; si nous restons ici, nous n’avons qu’à nous apprêter à mourir.

— Mais pourquoi ne pas suivre notre premier plan : profiter de l’obscurité pour nous sauver sur le radeau ?

— Oui ; il ferait assez sombre pour cela ; mais nous ne pourrions pas pagayer cette souche plus d’un mille avant le point du jour et alors…

— Cher oncle, reprit le jeune Paranèse, laissez faire Munday. Si je risque ma vie, ce n’est rien que nous ne fassions chaque jour. Nous reviendrons sains et saufs… Permettez-moi de partir, cher oncle ! »

Trevaniow ne pouvait guère s’opposer au départ de son neveu. Il se rendit à ses instances.

Munday et le jeune Richard montèrent sur le canot capturé au Mura et s’éloignèrent sans bruit sur la lagune, après avoir reçu les adieux de leurs compagnons.

L’inquiétude de l’Indien et du jeune homme,