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ligne bouillonnante, une corde tirant une petite bouée de bois, et, tout près en arrière, un canot monté par un Indien qui était évidemment à la poursuite de l’animal blessé. Ce sauvage ressemblait plutôt à un singe qu’à un homme ; son corps petit et ventru, ses longs bras maigres, des jambes assorties et nouées aux genoux ; une tête énorme, agrandie par une masse de cheveux nattés ; des joues saillantes, des yeux creux, tout cela donnait à la créature une apparence peu humaine. Il n’est pas étonnant que cette vue arrachât un cri d’épouvante à la petite Rosita.

« Chut ! dit Munday, silence tous ! pas un mot qui trahisse notre présence. »

Les injonctions du Tapuyo furent suivies à la lettre, et pas un son ne s’entendit plus sur le ceiba.

Le sauvage évidemment n’avait jusqu’alors ni vu ni entendu quoi que ce fut ; il ne paraissait que songer à son gibier, et continuait sa chasse sans autre préoccupation. « La bouée » l’aidait à ne pas perdre le gibier de vue, car la corde était attachée après, et le bouillonnement de l’eau, causé par le bois flottant, le long de sa surface, trahissait à l’œil du poursuivant tous les mouvements du cétacé fugitif.

La bouée était portée tantôt dans une direction, tantôt dans une autre ; quelquefois elle restait immobile. Alors le sauvage laissait tomber sa pagaie, essayait d’attraper la ligne et commençait à la traîner, mais il renonçait bientôt à ses efforts de peur d’être entraîné lui-même hors de son embarcation.

Cette embarcation, frêle et grossière, consistait en une coque d’écorce d’arbre, liée aux deux bouts par des sipos, de façon à lui donner en quelque sorte l’aspect d’un canot ordinaire. Même en ramant de toute sa force, son conducteur ne pouvait pas faire beaucoup de chemin. Mais sa chasse ne réclamait que de la patience. Il n’avait qu’à attendre que l’animal blessé par la pointe aiguisée de la lame fut épuisé par la perte de son sang.

Enfin le canot et la bouée disparurent à la vue de nos aventuriers, et ils espérèrent en avoir fini avec les appréhensions que leur donnait la présence du sauvage. Mais tout à coup, au moment où ils se félicitaient de cette disparition de bon augure, la créature reparut, l’embarcation aussi, et, hélas ! dans la direction de l’arcade !

Le sauvage, penché ardemment sur sa rame, le cou tendu et les yeux scintillants, entra dans l’obscurité qui était devant lui. Il n’y avait plus de chance pour qu’ils ne fussent pas découverts.


CHAPITRE XIX
Un cannibale capturé. — Le nouveau passager. — Une journée passée à l’ombre.


Les craintes de ceux qui étaient debout sur le ceiba n’étaient pas plus grandes que celles du sauvage lui-même quand il les aperçut.

Un cri terrible s’échappa de ses lèvres et annonça sa terreur et son étonnement.

Chez l’Indien, comme chez les animaux sauvages, la présence d’esprit est plutôt un instinct qu’un acte de raisonnement ; le Mura, après une exclamation de surprise, plongea immédiatement sa rame dans l’eau et commença à reculer. Il fut aidé par le choc du canot, qui, en frappant le bois flottant, en avait été séparé par la violence de la collision.

Une vingtaine de secondes à peine lui suffirent pour se retirer presque entièrement de l’arcade : déjà il était à quelques pieds de son embouchure, pour être bientôt en pleine lagune, d’où il pensait se diriger vers le malocca afin d’amener la colonie entière contre les blancs.