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sait, pour nourrir tout le monde pendant quinze jours, et, à moins qu’ils ne se trouvassent encore pris entre les sommets des arbres, ils ne pouvaient pas être plus de temps pour gagner la terre sèche. Quel heureux hasard leur avait envoyé la vache-poisson ! Sans elle, ils auraient pu mourir affamés, car il n’y avait aucun signe, sur cette étendue d’eau, du plus petit poisson, et les fruits, selon quelque probabilité, manquaient sur la rive opposée.

Les progrès de l’embarcation étaient assez lents ; c’est tout au plus s’ils faisaient un mille à l’heure, et encore quand la brise soufflait bien. Longtemps avant le milieu du jour ils avaient perdu le compas qui les guidait, c’est-à-dire que l’orbe d’or dardait ses rayons trop directement au-dessus d’eux, pour pouvoir donner aucune direction à leur course. Le Tapuyo lui-même ne pouvait dire à quel signe du ciel on devait en appeler.

Ils se fièrent à la brise. Et puis ils étaient encore en vue du sommet des arbres ; ils en avaient remarqué quelques-uns en s’en éloignant, et, en se tenant sur l’arrière, ils ne risquaient pas beaucoup de perdre leur chemin, du moins jusqu’à ce que les arbres fussent descendus au-dessous du niveau de l’horizon.

Vers midi, leur marche devint plus lente encore, et, quand enfin l’heure du méridien arriva, le ceiba resta immobile. La voile avait perdu le pouvoir de le pousser. La brise, tombant par degrés, fut suivie d’un calme absolu.

Les pagaies furent alors employées, mais elles ne purent pousser le tronc d’arbre de plus d’un nœud à l’heure. On les laissa de côté, enfin, pour s’occuper du dîner qui se composait naturellement de la viande sèche de la vache. L’Indien avait soigneusement gardé le foyer, dont l’invention lui avait demandé tant de soins, et bientôt le rôti fut cuit à point et mangé d’un excellent appétit.

Ils restèrent à causer après leur dîner, n’ayant pas à employer utilement leur activité. À deux ou trois heures de là au plus, le soleil devait être suffisamment bas pour pouvoir les guider encore, et la brise bien certainement reprendrait vers le soir, ainsi que le Tapuyo le prédisait. Les esprits étaient donc dans les meilleures dispositions ; on n’avait à se plaindre que de l’ardeur des rayons du soleil, qui tombaient sur les têtes comme du plomb fondu d’un ciel en feu.

Une idée vint à Tipperary Tom pour obvier à cet inconvénient, c’était que la chaleur serait beaucoup plus supportable dans l’eau que sur la souche, et pour s’assurer de la chose, il revêtit sa ceinture natatoire et se jeta à l’eau. Son exemple fut suivi par trois autres hommes, parmi lesquels se trouvaient le patron lui-même, son fils et son neveu.

La petite Rosita était à l’abri sous un « toldo » de larges feuilles de pothos, plante parasite, qui avait été arrachée à l’abri précédent, et étendue entre deux proéminences du bois mort. C’était le cousin de Para qui avait construit cette tente, et il en paraissait très fier.

Le Tapuyo, accoutumé à un soleil amazonien, savait le supporter plus stoïquement ; le nègre aussi. Ce dernier tomba bientôt profondément endormi. Mais son sommeil fut bientôt interrompu par un cri échappé à Tipperary Tom, et auquel les trois autres nageurs firent chorus. En même temps, on entendit une série de violents plongeons accompagnés du raclement des ceintures natatoires, tandis qu’elles s’élevaient et descendaient dans les vifs mouvements des nageurs. Tous les quatre, qui étaient restés un peu en arrière, se dirigeaient vers la souche, et, à la terreur répandue sur leurs visages et à l’irrégularité de leurs brassées, il était facile de voir que quelque chose sous l’eau excitait leur frayeur au plus haut degré.

Que signifiait cela ? L’Indien se posa la question intérieurement, Mozey la murmura, la petite Rosita l’exprima par un cri.

Il aurait été inutile de demander aux nageurs de répondre par eux-mêmes, ils ne savaient rien, si ce n’est que quelque chose leur mordait les jambes et les pieds, et que ce quelque chose avait les dents aussi aiguës que des aiguilles et déchirait leur peau comme des harpons à poissons. Enfin, il devait y avoir plusieurs individus, car ils avaient tous été mordus en même temps. Ils paraissaient être au milieu d’un banc d’assaillants.

Ce ne fut que lorsqu’ils eurent pris pied sur la souche, et qu’on vit leurs jambes saignantes, qu’ils comprirent à quelles espèces d’ennemis ils avaient eu affaire. Si l’eau avait été claire, le mystère eût été éclairci depuis longtemps. Lorsque ses camarades lui eurent montré leur peau ensanglantée, le tapuyo reconnut l’ennemi qui les avait arrangés ainsi, et il s’écria d’un air tout rassuré :

« Seulement des piranhas ! »