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Son maître se souleva sur son coude et se mit à examiner le gapo, afin de découvrir les causes de tant d’émoi. Il ne vit rien, hormis l’eau brillant comme une nappe d’or sous les rayons du soleil couchant. Il regarda alors du côté des arbres et ne découvrit pas davantage la raison des cris du singe.

« Qu’avez-vous ? Lui demanda-t-il. Vous avez l’air de dire : « C’est par là ! Voyons ; » — et se penchant sur le bord du bois : « Oui, oui, reprit-il, je vois l’eau bouillonner comme si quelque créature était sous les roseaux. Je me demande ce que cela peut être !

« Serait-ce un poisson, ou un de ces affreux alligators ? Par saint Patrik, c’est peut-être ce grand serpent dont l’Indien nous a parlé, qui devient dix fois gros comme un homme, et pourrait avaler une vache sans mettre les dents dessus. Alors je ferais mieux d’éveiller les camarades. »

L’Irlandais, indécis, resta les yeux fixés sur le bouillonnement de l’eau qui avait lieu à environ une centaine de mètres de la souche. Il continuait toujours, et bientôt Tom s’aperçut que le poisson — serpent ou alligator — s’approchait peu à peu. À la fin, il vint assez près pour qu’il put le distinguer parfaitement ; et bien qu’il put affirmer alors que ce n’était pas un serpent ni un crocodile, il était d’une apparence assez formidable pour lui inspirer de la crainte. Il ressemblait par la forme à un phoque, mais non par la dimension, car il était beaucoup plus large. Il mesurait au moins dix pieds du groin à la queue, et son corps était d’une grosseur proportionnée ; il avait la tête d’un taureau ou d’une vache avec un large museau, les lèvres pendantes et épaisses et de très petits yeux, et à la place d’oreilles deux cavités rondes sur le sommet de la tête. Ajoutez à cela une queue large et plate, horizontale comme celle des oiseaux.

Sa peau était unie et sans poil, à l’exception de quelques soies autour de la bouche et des narines. Elle avait la couleur du plomb avec quelques teintes blanches sous le gosier et le long du ventre. Mais ce que Tipperary Tom remarqua avant tout, ce fut une paire de nageoires de plus d’un pied de longueur, s’élevant des épaules et ressemblant à des pagaies, lesquelles étaient en mouvement, car l’immense créature s’en servait pour s’avancer à travers l’eau, juste comme un poisson. L’animal avait en outre des mamelles comme une vache.

L’Irlandais ne s’arrêta pas plus longtemps aux détails que nous venons de donner ; il était trop surpris par ce qu’il voyait pour en rester un instant de plus le seul observateur ; il éveilla le premier dormeur qu’il trouva sous sa main. Ce fut l’Indien.

« Venez, Munday, lui murmura-t-il à l’oreille, en montrant l’endroit où se trouvait le monstre aquatique. — Regardez ! qu’est-ce que cela ?

— Quoi ? fit Munday en se frottant les yeux — ah ! cela ? Par le Grand-Esprit, c’est un juarouâ ! »

La manière dont l’Indien prononça le mot juarouâ dénotait le grand intérêt que lui inspirait la créature si singulièrement nommée. Il se mit tout à coup sur son séant, puis, comme s’il eut craint que ses mouvements fussent remarqués, il resta immobile et en observation devant l’animal qui approchait toujours.

« Qu’est-ce qu’un juarouâ ? demanda Tipperary Tom qui n’était pas plus renseigné qu’avant. Est-ce un poisson ou un quadrupède ?

— Un brochet, garçon, un brochet ! C’est le nom que les blancs lui donnent.

— Mais ça ne ressemble pas du toutà un brochet ? Oh ! mère de Moïse ! regardez, Munday. Voici qu’il a un petit et qu’il l’allaite absolument comme une vache allaite son veau ! »

L’Irlandais avait raison ; mais l’animal, au lieu de laisser, comme la vache, son petit s’arranger à sa guise, le prenait entre ses nageoires, sortes de bras, et le serrait contre sa poitrine, ainsi qu’une nourrice qui met son nourrisson dans une position commode.

Le spectacle était bien fait, on le comprend, pour étonner Tipperary Tom ; les Indiens de l’Amazone eux-mêmes, qui l’ont souvent sous les yeux, en sont toujours curieux. Un poisson allaitant ses petits, était, en effet, une chose assez anormale.

Les exclamations que la surprise arrachait à l’Irlandais auraient pu continuer longtemps, si l’Indien ne lui avait imposé silence.

« Tenez-vous tranquille ! lui dit-il, il y a quelque chance que nous puissions capturer le juarouâ, maintenant qu’elle est occupée par son petit. Ne faites donc pas de bruit, ce qui pourrait l’effrayer ; ne réveillez pas les autres. Le juarouâ voit aussi bien qu’un vautour et entend comme un aigle, malgré ses petits yeux et ses petites oreilles. »

Les deux hommes gardèrent donc un silence absolu.