Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/540

Cette page n’a pas encore été corrigée

de la nuit. S’ils allaient toujours du même train, ils pouvaient compter arriver de l’autre côté de la lagune avant le coucher du soleil.

Mais les choses ne conservèrent pas longtemps cet aspect prospère, et un nuage ayant obscurci le front du Mundrucu, immédiatement tous les autres se rembrunirent : souvent le Tapuyo élevait la tête au-dessus de l’eau pour regarder en arrière. Trevaniow, inquiet de ces symptômes, regardait aussi pour se rendre compte de ce qu’il y avait, mais il n’apercevait rien, rien que les sommets des arbres, qui à chaque instant devenaient moins perceptibles à leur vue. Enfin il ne put rester dans le doute plus longtemps.

« Pourquoi regardez-vous toujours en arrière ? lui demanda-t-il. Y a-t-il quelque danger ? Je ne vois rien, quant à moi, si ce n’est le haut des arbres, et encore à peine en ce moment.

— Justement ; et bientôt nous les perdrons de vue, et alors… je confesse, patron, que je serai très embarrassé. Je n’avais pas pensé à cela avant de nous mettre en route.

— Ah ! je vois ce que vous voulez dire : vous vous étiez guidé jusqu’ici sur les arbres, et, quand nous les aurons perdus de vue, vous craignez de dévier.

— Oui, et alors le Grand-Esprit seul pourra nous venir en aide. »

Il y avait du chagrin dans le ton du Mundrucu. Il n’avait pas prévu la possibilité de perdre son chemin.

Par un effort désespéré, il nagea avec plus d’énergie encore, afin de s’assurer s’il pouvait décrire une ligne droite sans le secours d’aucun objet pour le guider. Après s’être avancé de deux ou trois cents mètres, il leva de nouveau la tête et regarda en arrière. Il aperçut le sommet de l’arbre sur lequel ils avaient reposé, juste en ligne directe avec lui. Cela lui prouva qu’il avait réussi dans sa tentative et lui donna l’espoir de pouvoir continuer jusqu’à la rive opposée.

Après avoir rassuré ses compagnons par quelques paroles, il les engagea à se hâter toujours sur ses traces.

Il fit plusieurs haltes à différents intervalles pour renouveler l’expérience déjà décrite, puis, au moment de la dernière, il donna différents avertissements à ses compagnons, tels que de garder leurs positions relatives l’un avec l’autre, de nager doucement pour ne pas se fatiguer et être obligés de prendre du repos, et de garder le silence.

Ses conseils furent exactement suivis. On n’entendit plus d’autre bruit que le bruissement monotone de l’eau contre les coques creuses des sapuçayas, de temps en temps interrompu par les cris de l’aigle « laracara. »

Le silence se maintint quelque temps, jusqu’à ce qu’un guariba mort vint à flotter au milieu d’eux ; personne ne fit d’abord attention au singe défunt, excepté le ouistiti porté sur les épaules du jeune Richard Trevaniow ; le petit quadrumane, en reconnaissant le cadavre d’un de ses gros parents, commença une série de caquetages et de petits cris, tremblant tout le temps comme s’il était sur le point de terminer son existence d’une manière semblable. On laissa le ouistiti articuler ses plaintes en liberté, et lui, voyant qu’on ne faisait aucune attention à lui, cessa ses bruyantes démonstrations. Le silence redevint absolu.

Une demi-heure s’était écoulée, lorsque le ouistiti, se cabrant sur ses petites pattes de derrière, auxquelles les épaules de Richard servaient de soutien, et, rejetant sa tête au-dessus de l’eau, recommença à pousser les cris dont il s’était abstenu quelque temps.

Que pouvait avoir le petit singe ?

Nos nageurs, en tournant les yeux vers l’objet qui semblait l’alarmer, aperçurent, à dix pas de lui, la carcasse d’un autre guariba. Il flottait vers eux de la même manière que celui qu’ils avaient déjà rencontré. Nos aventuriers pensèrent qu’il y avait eu des singes guaribas noyés quelque part sur le rivage de la lagune.

Le Tapuyo ne parut pas partager cet avis, et, sur son commandement, tous s’arrêtèrent subitement.

L’Indien, en passant près du guariba n° 1, avait remarqué les singularités de la carcasse, et, dès qu’il eut pu distinguer le n° 2, il vit que celui-ci était identique à l’autre. Bref, les deux singes n’étaient qu’un seul et même animal.

Il n’y avait qu’une conclusion à tirer de cette circonstance : la carcasse ne pouvait avoir changé sa course que par le revirement du vent ou le courant de l’eau ; pour expliquer cette seconde rencontre, il fallait supposer que les nageurs avaient continué dans une voie curviligne, et, après avoir tourné et retourné, se trouvaient maintenant revenir sur la route déjà parcourue.

« Pa terra ! Voilà une mauvaise chance, pa-