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apporter de changement dans l’attitude du reptile, l’impatience du Mundrucu devint de la colère. Tout à coup, il se leva, jeta à côté de lui les ceintures improvisées, et, tirant son couteau de son tanga, le serra fortement entre ses mains.

« Que voulez-vous faire, Munday ? demanda Trevaniow, observant, non sans une certaine anxiété, l’action de l’Indien. Sûrement, votre intention n’est pas d’attaquer ce monstre ? Avec une si pauvre arme, vous n’auriez aucune chance, et vous ne pourriez approcher assez pour le frapper sans être avalé. Renoncez à votre projet !

— Ce n’est pas sur mon couteau que je compte, patron, répliqua le Mundrucu : le reptile pourrait aller au fond de l’eau et m’y entraîner, et je n’ai aucun goût pour un pareil plongeon.

— Mon brave camarade ! ne soyez pas imprudent. Restons ici jusqu’au matin. La nuit amènera un changement, sans aucun doute.

— Patron ! le Mundrucu pense différemment. Le jacara est un mangeur d’hommes, et ne se retirera que lorsqu’il aura satisfait son appétit sur nous ; ce serait nous faire rester ici jusqu’à ce que nous mourions de faim, jusqu’à ce que, l’un après l’autre, la faiblesse nous fasse tomber de nos perchoirs.

— Restons ici encore une nuit seulement.

— Non, patron, répondit l’Indien, pas une heure. Le Mundrucu est disposé à vous obéir, mais en ce qui concerne ses devoirs envers vous. Il n’est plus Tapuyo. Le galatea est parti, le contrat finit là, et maintenant il est libre d’agir comme il l’entendra. Patron ! continua le vieillard avec énergie, ma tribu me bannirait de la malocca si je supportais cela plus longtemps. Il faut que moi ou le jacara nous mourions ! »

Trevaniow se vit obligé de céder.

Les compagnons de l’Indien comprirent bientôt que son couteau n’était destiné qu’à lui procurer une autre arme, qui fit bientôt son apparition sous la forme d’un macana. C’était un gourdin coupé dans l’iliana, un bauchinia du bois le plus lourd, et taillé à peu près dans la forme d’un assommoir, avec un gros nœud du parasite pour former la tête, et une tige de deux pieds de longueur pour servir de poignée.

Muni de cette arme, et après avoir remis son couteau dans son tanga, l’Indien se laissa glisser des branches élevées de l’arbre, et rampa le long du tronc horizontal déjà décrit. Un singe eût à peine déployé autant d’agilité que le Mundrucu : en moins de quelques secondes, il se balançait à l’extrémité d’une des branches, à moins de trois pieds au-dessus de la surface de l’eau.

Attirer le reptile jusque-là n’était pas difficile. La présence de l’homme était une amorce suffisante. Quelques branches cassées, jetées sur l’eau, servirent à hâter son approche vers l’endroit désiré ; le jacara vint en confiance, s’imaginant que, par une imprudence quelconque, un des hommes, marqués pour être ses victimes, se mettait enfin à sa portée, et cet homme tomba, non entre ses mâchoires, mais sur son dos ; de là il s’avança jusqu’à la grosseur placée entre ses épaules ; et cet acte fut l’affaire d’un clin d’œil. Du haut de l’arbre, les compagnons du Mundrucu le virent à califourchon sur le caïman, une main, la gauche, enfoncée dans l’orbite creux de l’œil, l’autre levée sur lui et crispée sur le macana, qui menaçait de descendre sur le crâne du reptile. Et il descendit en effet ; on entendit un bruit d’os brisés. Après cela, le Mundrucu fut obligé de glisser de son siège. L’énorme saurien, obéissant à une simple loi physique, tourna son abdomen en haut et montra son ventre d’un blanc jaune, d’un aspect non moins hideux que celui de son épine dorsale.

S’il n’était pas mort, il était au moins probable que le jacara ne pouvait plus être dangereux. Et lorsque son vainqueur retourné à l’arbre, il fut accueilli par un tonnerre de vivats, auquel Tipperary Tom joignit son enthousiaste exclamation irlandaise : « Whoora ! »

Tous les comptes étant donc réglés avec l’énorme saurien qui avait si longtemps occupé l’attention des naufragés, le courant emporta sa carcasse loin de leur vue.

Les malheureux n’attendirent pas qu’il eût disparu complètement pour s’occuper de leur embarquement. Ils étaient fatigués du sapuçaya. Il n’y avait pourtant rien de bien tentant dans le changement si fort désiré. D’après ce que les explorateurs avaient raconté, l’endroit auquel ils allaient se rendre était analogue à celui qu’il leur tardait d’abandonner, ne différant que par la grandeur et l’étendue. Au lieu d’un seul arbre pour les abriter, ils pourraient seulement choisir leur domicile parmi un millier. Mais tous se disaient qu’après tout, l’avenir ne pouvait être pire que le présent.