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le nom de Charley du Colorado, et universellement populaire à plus de cinq cents milles à la ronde. Quant à son camarade, le troisième membre du trio, on l’appelait par antiphrase le Beau Bill, à cause de sa laideur extraordinaire.

Son véritable nom était Guillaume Fardeau. C’était un Français sang mêlé, petit homme court et trapu, mais aussi fort qu’un buffle, au teint très brun, aux lèvres épaisses et aux pommettes saillantes. La guerre et la maladie semblaient avoir rivalisé avec la nature pour le rendre hideux, car sa face était toute creusée par la petite vérole ; une profonde balafre qui lui coupait le visage en diagonale, du front à la mâchoire inférieure, n’avait laissé à la place du nez qu’une cicatrice blanche, et par surcroît, il manquait au pauvre Fardeau l’œil droit et toutes les dents incisives. Ces dents, il les avait perdues d’un coup de crosse de pistolet dans un combat corps à corps. Quant à l’œil absent, il avait été extrait de son arcade orbitaire par l’honorable colonel Abiram Jones de San-Elizario, Texas, qui se disposait à faire subir le même sort à l’œil gauche, quand il fut tué net par Charley du Colorado.

Cette circonstance mémorable avait naturellement créé entre les deux hommes une amitié à toute épreuve, et le Beau Bill était dès lors devenu l’inséparable camarade de son sauveur. Les nombreuses suppressions dont sa physionomie avait été l’objet, ne l’empêchaient pas d’ailleurs d’être un des plus fins limiers de la plaine.

« Eh bien ! Charley, disait le correspondant du Herald, qui venait d’ôter sa grande redingote et de la déposer au pied d’un arbre après l’avoir pliée avec soin, nous n’allons pas tarder à savoir maintenant si nous avons suivi la bonne piste. Quelle est votre impression ? »

Charley du Colorado était en train de ficher un morceau de viande crue au bout d’une baguette effilée avec soin, pour le griller à la chaleur de la braise. Il répondit sans se presser :

« Beau Bill et moi nous sommes convenus de pousser l’affaire jusqu’au bout, monsieur Migur, et nous tiendrons parole, pourvu que la peau de nos têtes nous reste, n’est-ce pas, Bill ? »

« Vous savez que je marche avec vous, Charley, dit-il simplement. Et M. Maigre peut compter sur nous.

— Ne pourriez-vous pas tous deux m’appeler par mon vrai nom ? demanda en riant le correspondant spécial. Il n’est pas plus difficile, je pense, de dire Meagher que Migur ou Maigre.

— Grand merci de la leçon, M. Migur, fit Charley de son air le plus majestueux. Je ne pose certes pas pour le savant en us ; mais enfin j’ai appris à lire et à-écrire, il y a quelque trente ans, là-bas dans le Kentucky, et je veux hien que ce beefsteak m’étouffe si M-e-a-g-h-e-r ne se prononce pas Migur en tout pays civilisé !

— Si c’est votre opinion personnelle, je n’insiste pas, dit Mark en riant.

— C’est mon opinion et je la maintiendrai contre tous les maîtres d’école de la terre… Mais qu’y a-t-il donc, Billy ? »

Beau Bill venait de pousser une sorte de grognement qui lui était particulier, en montrant du doigt le chemin par où ils étaient arrivés à leur bivouac. Les arbres formaient au-dessus de leur tête une sorte de berceau dans l’encadrement duquel on pouvait apercevoir la plaine, et tout au loin un groupe de cavaliers était visible.

« Les Indiens, sur ma parole ! » fit Charley en sautant sur son fusil.

Quant à Mark Meagher, il se leva sans se presser, et, abritant ses yeux avec la paume de sa main, il regarda de son mieux. C’étaient des hommes à cheval, il n’y avait pas de doute, encore éloignés de plusieurs milles, mais se dirigeant vers le bivouac et suivant la piste qui les avait amenés eux-mêmes jusque-là.

Les deux hommes de la plaine ne perdirent pas leur temps à examiner ceux qui approchaient. Ils coururent aux chevaux et mulets, qui étaient attachés à des piquets par de longues cordes, et les ramenèrent plus à portée.

Cependant le correspondant spécial avait pris une lorgnette dans sa sacoche, et il examinait attentivement les nouveaux venus. Sans doute le résultat de cet examen eut lieu de le satisfaire, car ses deux compagnons ne furent pas plutôt revenus auprès de lui qu’il s’écria :

« Tout va bien, Charley… Ce sont des éclaireurs du gouvernement, avec un officier de dragons !

— En ce cas, nous aurons à quitter la partie ou à les faire décamper, répliqua l’autre le plus sérieusement du monde.