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Le seul qui parût comprendre la situation était le vieil Indien, qui montrait son inquiétude par la façon dont il répétait sans cesse : « Le gapo ! le gapo ! »

« Le gapo ! s’écria le maître du radeau. Qu’est-ce que c’est, Munday ?

— Le gapo ? répéta Tipperary Tom, jugeant au trouble de l’Indien qu’il était cause d’un terrible désastre, qu’est-ce que c’est, Munday ? »

Le Mundrucu ne répondit que par un geste de la main.

Un seul homme sur le bateau, outre l’Indien lui-même, connaissait la signification du mot qui avait fait une telle sensation.

C’était le jeune Richard Trevaniow.

« Ce n’est rien, oncle, dit-il, se hâtant d’atténuer l’alarme répandue autour de lui. — Le vieux Munday veut dire que nous avons dérivé du vrai canal du Solimoës, et que nous sommes sur une forêt submergée : voilà tout.

— Une foret submergée !

— Oui ! Ce que vous voyez autour de nous, qui ressemble à des buissons bas, ne sont que les sommets de grands arbres. Nous sommes à terre sur les branches d’un sapuçaya — sorte de noyer du Brésil (Ibirapitanga) — et l’un des plus grands des arbres de l’Amazone. J’ai raison ! voyez : voici les noix elles-mêmes ! »

Il en saisit une et l’arracha de la branche ; mais, dans cette action, la coque s’ouvrit, les noix s’échappèrent et tombèrent comme une pluie de grosse grêle sur le toit du toldo.

« On appelle cela, dit-il en montrant le péricarpe vide : « Pot de singe, » tel est le nom par lequel les Indiens les désignent, parce que les singes sont très gourmands de ces noix.

— Mais le gapo ! interrompit l’ex-mineur, observant le nuage qui obscurcissait toujours le front du Mundrucu.

— C’est le nom donné par les Indiens à la grande inondation, répliqua Richard du même ton tranquille, ou je devrais plutôt dire le nom de Pingoa Géral.

— Et qu’y a-t-il là pour nous alarmer ? Munday nous a tous effrayés et paraît très inquiet lui-même. Quelles sont ces craintes ?

— C’est ce que je ne puis vous dire, oncle ; je sais qu’il y a d’étranges histoires sur le gapo. On parle de monstres qui l’habitent, d’énormes serpents, de singes gigantesques ; je n’y ai jamais cru, bien que les Tapuyos y ajoutent foi, et, à l’air du vieux Munday, je suppose qu’il a pleine croyance en ces récits.

— Le jeune patron se trompe, interrompit le vieil Indien. Le Mundrucu ne croit pas aux monstres, mais il croit aux serpents et aux singes, parce qu’il les a vus.

— Mais vous n’en avez pas peur, Munday ? » demanda l’Irlandais.

L’Indien ne répliqua qu’en levant sur Tipperary Tom un de ses regards les plus méprisants.

« Quelle est la cause de l’alarme ? demanda Trevaniow. Le galatea ne paraît avoir souffert aucun dommage. Nous pouvons facilement le délivrer en coupant les branches qui le retiennent.

— Patron, dit l’Indien, parlant toujours d’une voix sérieuse, c’est peut-être moins facile que vous ne le pensez. Nous pouvons nous débarrasser des sommets des arbres en dix minutes ; mais il nous faudra autant de jours, si ce n’est autant de semaines, avant que nous puissions échapper au gapo. Voilà pourquoi le Mundrucu est inquiet.

— Oh ! vous pensez que nous pouvons avoir quelque difficulté à retrouver notre chemin, vers le bon bras de la rivière.

— Je n’en suis que trop certain, patron, sans cela nous n’aurions rien à déplorer.

— Il est inutile d’essayer cette nuit en tout cas, continua Trevaniow, car la lune va disparaître et nous risquerions de nous jeter dans un plus grand embarras. N’est-ce pas votre opinion, Munday ?

— Parfaitement, patron. Il est plus sage d’attendre la lumière du soleil.

— Allons tous nous reposer alors, dit Trevaniow, et soyez prêts à l’ouvrage pour demain matin.

Le singulier phénomène connu sous le nom de gapo demande une description plus détaillée, indispensable à la compréhension de notre histoire.

Il y a peu de personnes qui n’aient été témoins de l’inondation d’une partie de terrain par un fleuve débordé, c’est chose commune, même dans notre pays ; mais alors cet accident n’est que temporaire. Les eaux reprennent bientôt leurs limites ordinaires : les arbres reparaissent sur la terre ferme, ainsi que les prairies qui les entourent.

Mais une forêt submergée est une affaire toute différente. Bien que du même caractère, le phénomène est cependant beaucoup plus rare. Il ne s’agit pas ici de quelques arbustes envahis par l’eau, mais d’une vaste étendue de terrain, dont l’horizon échappe à l’œil, cou-